Je reviens du cimetière du Père Lachaise et je me suis souvenue du texte qui suit, rédigé en 2018. Si cette fois je n’ai pas vu les « chasseurs de tombes des illustres », le nez dans leur téléphone, c’est sans doute parce que la partie que j’ai visitée n’est pas celle des « people ». Pour le reste, c’est toujours la désolation.
Maintenant que nous avons créé notre Commission Nationale de Sauvegarde du Patrimoine Funéraire, j’espère sincèrement que nous pourrons agir concrètement pour la valorisation de ces lieux de mémoire et d’histoire que sont nos cimetières et rendre un peu de dignité à ceux que l’on a oubliés.
Tout le monde connaît le cimetière du Père Lachaise, lieu de visite incontournable de la capitale. Samedi dernier j'étais dans le quartier, et j'avais quatre heures à « perdre ». La chaleur était étouffante, alors pas de meilleur endroit que celui-là pour trouver un peu de fraicheur dans cette étrange forêt du souvenir.
Je n'avais pas de plan, et c'était tant mieux. Mes pas allaient me guider au hasard, et le hasard permet bien des choses, notamment certaines réflexions induites par une totale liberté d'esprit, puisque je ne cherchais ici personne en particulier et tout le monde en général.
À ma grande surprise, tous les « vivants » que j'ai croisés avaient le nez collé à leur téléphone portable. Que faisaient-ils ? je l'ai compris très vite.
En fait, le Père Lachaise est devenu un « espace game » essentiellement pour quinqua. Ceux de cette génération Casimir dont je suis et qui, à travers le jeu, retrouvent sans doute l'insouciance de l'adolescence !
Chacun son « truc » me direz-vous, mais faire d'un cimetière un terrain de jeu me paraît singulier. Mais il faut vivre avec son temps, alors soit...
J'ai donc involontairement observé l'étrange ballet des « gamers » qui évoluaient là de façon presque hystérique, comme des bêtes sauvages en quête d'une proie, grognant et vociférant quand la quête n'aboutissait pas, puis poussant un cri libérateur lorsqu'ils découvraient (enfin), la tombe de l'illustre qui allait leur permettre de résoudre une de leurs énigmes pour passer à la suivante.
Étrange, oui, c'est le seul mot que j'ai trouvé pour définir le comportement de mes homologues bipèdes. J'avoue quand même que cela m'a fait sourire et même rire quand j'ai entendu une dame fort bien mise demander à son mari (nez dans le portable), « c'est qui la Callas ? » Bon, mon rire intérieur fut à ce moment-là plutôt sarcastique, car si « à 50 ans tu ne sais pas qui est La Callas, t'as raté ta vie ! » Après, je me suis dit que, peut-être, en rentrant chez elle, elle allait jeter un oeil sur un dictionnaire, euh... non, pardon, sur internet pour voir qui était cette « illustre inconnue ».
D'ailleurs, si ce jeu peut permettre à certains de rafraîchir un peu leurs connaissances littéraires, musicales ou historiques, alors effectivement, c'est une belle idée. Cependant, j'ai des doutes. Ah oui ! Je rappelle juste au passage que « Division » sur les pancartes, ça n'a rien à voir avec le foot…
Bref, pour ma part, je continuais à déambuler sans but précis, sans chercher personne et en m'abandonnant à une seconde réflexion concernant l'état d'abandon manifeste de très nombreuses sépultures. Souvent somptueuses, parfois modestes, elles subissent chaque jour un peu plus les affres du temps, dans l'indifférence générale.
Pourtant, il y a parmi ces tombes celles de ceux qui, a un moment, ont fait l'Histoire. Hommes politique, inventeurs, industriels, acteurs, compositeurs, peintres, sculpteurs, écrivains, chanteurs... tous furent à une époque des « grands ». Mais grands ou petits, c'est ici que l'on constate que nous sommes tous égaux devant la mort, et que nous sommes tous, à quelques exceptions près, condamnés à l'oubli.
Certes, pour immortaliser leur passage dans ce « jardin des âmes », on se gratifie d'un petit selfie devant le cénotaphe de Molière ou de son voisin La Fontaine, mais pour les autres rares sont les attentions ou même les regards.
Normal me direz-vous, quand on va dans un cimetière fleurir la tombe d'un proche, on ne regarde pas celle de son voisin. Donc ici, on considère certains illustres comme des êtres familiers et c'est pour cette raison que nous aimons, armés d'un plan sur son portable, leur rendre une petite visite de courtoisie.
Dans certaines divisions, l'impression d'abandon est plus forte que dans d'autres, et il suffit de sortir un peu des allées principales pour voir à quel point le temps a tout ravagé. Inscriptions effacées, portes des caveaux éventrées, vitraux cassés, éléments métalliques rouillés, statues décapitées... Les « mutilations » sont nombreuses et variées et quand elles ne sont pas dues aux hommes, c'est la végétation qui s'occupe de faire disparaître la mémoire de certains.
La végétation, parlons-en justement. Si les grands arbres donnent au lieu un souffle de fraîcheur et à certains endroits l'aspect très tendance d'une « ruine romantique », un petit coup de tondeuse et de désherbage ne serait pas du luxe. Car, si j'ai trouvé les allées principales pavées fort propres, où l'on ne croise ni bouteilles en plastique abandonnées, ni papiers gras, ni mégots, au niveau entretien des espaces verts et des tombes, c'est zéro pointé.
Mais ne voyons pas tout en noir (même si en théorie c'est la couleur de prédilection pour évoquer les morts). Sans doute que quelques bonnes volontés œuvrent ici et là pour entretenir le souvenir des « oubliés ». Mais ils sont hélas tellement nombreux que ces rares initiatives passent inaperçues.
Avant quitter les lieux, je me suis assise un bon quart d'heure sur les marches d'un escalier en pierre qui menait à une contre-allée et pendant ce court tête-à-tête avec moi-même, j'ai essayé de trouver des réponses à mes questions et surtout des « petites solutions ».
Au hasard de mes déambulations, j'ai vu au moins cinq tombes portant la mention : « sociétaire de la Comédie Française ». Cette grande institution n'aurait-elle pas trois sous pour faire entretenir les dernières demeures de leurs illustres sociétaires du XIXème siècle ?
J'ai aussi croisé d'anciens députés, dont j'ignorai totalement les noms : pour eux, les éminents membres de l'Assemblée Nationale ne pourraient-ils pas faire un geste ?
Sans parler de tous les sociétaires de nombreuses académies telles que les sciences ou la médecine. En faisant appel à toutes ces institutions, c'est sans doute plusieurs centaines de tombes qui sortiraient de la torpeur. Certes, ce serait bien peu par rapport à l'immensité du lieu, mais ce serait un bon début.
Et puis à partir du moment où une initiative, aussi modeste soit-elle, se met en place, d'autres suivent.
Quant à ceux qui ne sont « rien », n'oublions pas qu'un jour, ils ont été « tout » pour quelqu'un. Un père, un mari, un fils, une fille, une grand-mère... Leur histoire familiale a fait qu'un jour il n'y a plus eu personne pour venir les voir et honorer leur mémoire. Alors la prochaine fois que vous vous rendez au Père Lachaise, ou dans n'importe quel cimetière, dites bonjour à un inconnu. Cela vous fera « perdre » une minute, mais une minute n'est rien face à l'éternité.
J'aurai pu vous épargner cette longue publication en la résumant en une phrase : « Le respect des vivants commence par celui des morts ».
Alexandra Sobczak-Romanski