Alors que chaque jour on nous parle de valorisation du patrimoine, chaque jour des édifices sont sacrifiés pour des projets plus ou moins douteux . Un nouvel exemple édifiant de « patrimonicide » est annoncé à Dreux avec la démolition d’un « petit » patrimoine remarquable qui pourtant est en parfaite cohérence avec son environnement architectural et qui ne demande qu’à s’inscrire dans l’avenir de la commune. Voici l’alerte lancée par le collectif local qui s’oppose à cette démolition et qui vient de lancer une pétition en ligne que nous vous invitons bien évidemment à signer.
Arrivé par la gare, le promeneur se rendant à pied en centre-ville de Dreux ne peut manquer un édifice de style néo-normand à la vaste toiture visible depuis le boulevard Louis-Terrier qui la surplombe. La construction ne peut non plus manquer d'attirer l'attention du visiteur du musée d'art et d'histoire. Le musée en effet, qui occupe l’ancienne chapelle du pensionnat Saint-Pierre, est situé à quelques mètres à peine de l’imposante bâtisse. L’ancienne crèche municipale, car c’est ainsi qu’on l’appelle communément, fait partie du paysage drouais depuis plus d'un siècle maintenant, mais ce ne sera bientôt peut-être plus le cas. En effet, le maire nouvellement élu en 2020 vient d'en annoncer la destruction, suscitant émotion et incompréhension chez nombre de drouais.
L’édifice, il est vrai, n’est ni classé, ni inscrit et on peut légitimement discuter de son intérêt artistique (soulignons toutefois que le style néo-normand n’est pas particulièrement présent à Dreux, en dehors de quelques élégantes villas du boulevard Dubois). Il est difficile en revanche de mettre en doute son intérêt historique. En effet, la bâtisse fait partie de l’héritage de Maurice Viollette (1870-1960), maire de Dreux de 1908 à 1959 et figure marquante de l'histoire récente de la ville. Radical-socialiste, il a été ministre du ravitaillement pendant la Grande Guerre, gouverneur d’Algérie de 1925 à 1927 et par la suite ministre d’Etat sous le Front Populaire (1936-1938). On lui doit notamment, avec Léon Blum, le projet de loi « Blum-Viollette » qui visait à donner la nationalité française et le droit de vote aux élites musulmanes d'Algérie. Rejeté par les colons, le projet a été finalement abandonné mais inspirera en grande partie l’ordonnance du 7 mars 1944 du général de Gaulle.
La crèche municipale (1916) a été l’une des premières constructions importantes de l'architecte Georges Bauniée (1874-1943) à Dreux. Ce dernier épaulera par la suite André Sarrut (1901-1973) dans d’autres réalisations marquantes de l’ère Viollette, comme le sanatorium (1929-1958), l’école Ferdinand Buisson et la cité-jardin des Rochelles (1931-1936). Ces ensembles, certes là encore non protégés, ont tout de même retenu l’attention du Ministère de la Culture qui les a labellisés « architecture contemporaine remarquable » en 2014 et 2016. Ils constituent des témoignages significatifs du socialisme municipal du premier XXe siècle tel qu’il a pu se décliner à Dreux. La crèche, après avoir accueilli des blessés du front pendant la Grande Guerre, a vu grandir plusieurs générations de petits drouais dont certains en gardent encore aujourd’hui un souvenir ému.
Une rénovation à 1,5 millions d'euros
L'affaire n'est pas nouvelle. L'hypothèse de détruire cette crèche a en effet émergé il y a une bonne dizaine d’années, au moment où la construction d’un centre commercial sur ce site avait été envisagée. Ce dernier projet a été par la suite abandonné, sans que la menace sur le devenir de la crèche ne soit levée. Il faut concéder qu’une réhabilitation demanderait un budget important, principalement en raison du très mauvais état de la charpente et la toiture. Selon la mairie, une rénovation de l'édifice coûterait aujourd'hui environ 1,5 millions d'euros, somme qu'elle annonce préférer investir dans d'autres projets « patrimoniaux ». 1,5 millions d'euros, c'est bien sûr un investissement conséquent, mais qui ne paraît pas forcément beaucoup plus hasardeux et risqué que les 11 millions d’euros et les 100 000 euros de déficit annuel (!) annoncés pour le très coûteux futur centre de loisirs « Otium ».
Un EHPAD pour « redynamiser » le centre-ville
Mais quel est aujourd’hui au juste le projet de la mairie ? Il s’agit en lieu et place d’y faire construire « une résidence senior haut de gamme afin de densifier le cœur de ville avec une population ayant du pouvoir d’achat ». Si on ne peut guère avoir de doute quant à la rentabilité de l'opération à très court terme, les retombées envisagées à plus long terme paraissent bien incertaines. Surtout, sur un plan plus politique (mais politique et patrimoine sont difficilement dissociables !), le symbole est terrible : nous n'avons bien sûr rien contre les « seniors », mais alors que le pays traverse une des plus graves crises depuis la guerre, aux conséquences économiques et sociales inouïes, on détruit tout de même un lieu marqué par la solidarité nationale, la jeunesse et le service public pour le remplacer par une structure privée destinée aux personnes âgées ! Ajoutons qu'il est également envisagé de déménager l'école Saint-Martin voisine en périphérie. La nouvelle municipalité ne semble donc guère miser sur la famille et la jeunesse pour son centre-ville. Est-ce cela, le « monde d'après » à Dreux ?
Quel dommage, quand on songe au potentiel, bien réel, de l'immeuble ! Son état, certes dégradé, est loin d'être catastrophique. Très bien situés, en plein centre-ville, ses spacieux locaux offrent bien des possibilités (les auteurs de la pétition proposent un « Musée-Centre d’interprétation et de création d’éducation populaire »). Dans bien des cas, il est vrai, le patrimoine pose d'énormes problèmes financiers, notamment aux petites communes, et nous reconnaissons volontiers que donner un avenir au sanatorium, vaste espace aujourd'hui à l’abandon et situé en périphérie, représente un sérieux défi. Cela ne nous paraît être nullement le cas pour la crèche, encore faudrait-il en avoir la volonté politique.
Depuis le boulevard Louis-Terrier, de gauche à droite : l’école Saint-Martin, l’ancienne chapelle du pensionnat Saint-Pierre accueillant aujourd’hui le musée d’art et d’histoire, l’ancienne crèche. (mai 2021)
L’annonce de cette destruction est d'autant plus désolante que par ailleurs, nous le concédons, la nouvelle équipe municipale semble montrer un réel intérêt pour le patrimoine avec un effort financier indéniable (encore qu’il faille plutôt le considérer comme un rattrapage) dont vont bénéficier le beffroi et l'église Saint-Pierre. L'héritage de Maurice Viollette n'est pas oublié avec la restauration annoncée de deux pièces lui ayant appartenu et conservées dans son ancienne maison, ouverte au public lors des journées du patrimoine. Ces décisions vont assurément dans le bon sens (même si le caractère urgent de certaines restaurations mériterait d’être confirmé), mais comment peut-on prétendre sérieusement valoriser le patrimoine de Dreux tout en détruisant un témoignage significatif de son histoire récente ? Une telle décision rendrait la politique municipale illisible et laisserait une tache indélébile sur le mandat du nouveau maire. Plus profondément, ce « deux poids, deux mesures » nous paraît révéler la vision bien étriquée que les élus ont du patrimoine, à Dreux comme ailleurs, une vision muséifiée qui se limiterait aux grands monuments et aux pièces de collection alors qu'il recouvre pour nous une réalité bien plus large. Le patrimoine ce sont aussi ces petits lieux de mémoire, dont on réinvente sans cesse l'usage, et qui témoignent au quotidien de cette mystérieuse sédimentation du temps dont nos existences sont aussi les fruits.
Un déconfinement sous le signe de Victor Hugo
Dans quelques semaines, nous allons célébrer les 200 ans du passage de Victor Hugo (1802-1885) dans la ville. En effet, c'est à Dreux que ce dernier, alors âgé de 19 ans, y avait retrouvé Adèle Foucher (1803-1868) qu'il devait finalement, après quelques péripéties, épouser. Avec le déconfinement, une exposition célébrant cet épisode devrait ouvrir ses portes sous le titre « D’encre et de papier, Hugo en goguette ». Nous nous réjouissons bien évidemment de cet évènement, après plus d’un an de vie culturelle à l’arrêt, mais ne pouvons-nous empêcher de ressentir une certaine amertume en songeant aux plusieurs pamphlets en faveur du patrimoine que Victor Hugo a par la suite écrit, à commencer par le fameux « Guerre aux démolisseurs » de 1832. Ses écrits eurent une influence certaine dans la prise de conscience autour de la question du patrimoine et la mise en place progressive d'une législation visant à le protéger. Connaissant par ailleurs sa forte sensibilité socialiste, on doute fort qu'il eût apprécié cette destruction programmée.
Alors Monsieur le Maire, ne détruisez pas cette crèche et, pour citer le grand Hugo, « de grâce, employez mieux nos millions » !