Passé sous silence
Juin 2020


Le patrimoine archéologique condamné ?
Marie-Claude Bakkal-Lagarde


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Marie-Claude Bakkal-Lagarde, licenciée en Histoire de l’art, docteur en Archéologie, ingénieure de recherches en exercice, est également présidente fondatrice d’une association locale sur le patrimoine (Association pour le Développement de l'Archéologie sur Niort et les Environs : ADANE). C’est dans ce cadre qu’elle se passionne pour les documents et les techniques, n’hésitant pas au besoin à expérimenter ou pratiquer afin de mieux comprendre. Pour appréhender le passé, il faut s’immerger dans les mêmes conditions. Selon elle « ce n’est pas l’homme qui commande la matière, mais la matière qui commande l’Homme ».

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Durant le confinement, au moment où la France et le monde vivent à l’heure du coronavirus, la publication d’un décret qui élargit les pouvoirs des préfets leur permettant d’intervenir dans la « Protection et la mise en valeur du patrimoine culturel » par l’application de l’article 1, alinéa 6, a interpelé certaines instances syndicales dont la CFDT Culture, communiqué du 20 mai 2020.

Pourquoi un tel empressement ? Quels enjeux ? Après la présentation du décret in extenso, nous apporterons notre lecture.

TEXTE DU DÉCRET

Décret n° 2020-412 du 8 avril 2020 relatif au droit de dérogation reconnu au préfet NOR: INTA1931348D, version consolidée au 13/06/2020 (source https://www.legifrance.gouv.fr)

Le Président de la République,
Sur le rapport du Premier ministre et du ministre de l'intérieur,
Vu le décret n° 2004-374 du 29 avril 2004 modifié relatif aux pouvoirs des préfets, à l'organisation et à l'action des services de l'Etat dans les régions et départements ;
Vu le décret n° 2007-422 du 23 mars 2007 modifié relatif aux pouvoirs du haut-commissaire de la République, à l'organisation et à l'action des services de l'Etat en Polynésie française ; Vu le décret n° 2007-423 du 23 mars 2007 modifié relatif aux pouvoirs du haut-commissaire de la République, à l'organisation et à l'action des services de l'Etat en Nouvelle-Calédonie ;
Vu le décret n° 2009-906 du 24 juillet 2009 modifié relatif aux pouvoirs du représentant de l'Etat, à l'organisation et à l'action des services de l'Etat à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin ;

Le Conseil d'Etat (section de l'administration) entendu ;`
Le conseil des ministres entendu,

Décrète :

Article 1 : Le préfet de région ou de département peut déroger à des normes arrêtées par l'administration de l'Etat pour prendre des décisions non réglementaires relevant de sa compétence dans les matières suivantes : 1° Subventions, concours financiers et dispositifs de soutien en faveur des acteurs économiques, des associations et des collectivités territoriales ; 2° Aménagement du territoire et politique de la ville ; 3° Environnement, agriculture et forêts ; 4° Construction, logement et urbanisme ; 5° Emploi et activité économique ; 6° Protection et mise en valeur du patrimoine culturel ; 7° Activités sportives, socio-éducatives et associatives.


Article 2 : La dérogation doit répondre aux conditions suivantes : 1° Être justifiée par un motif d'intérêt général et l'existence de circonstances locales ; 2° Avoir pour effet d'alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure ou de favoriser l'accès aux aides publiques ; 3° Être compatible avec les engagements européens et internationaux de la France ; 4° Ne pas porter atteinte aux intérêts de la défense ou à la sécurité des personnes et des biens, ni une atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé.

Article 3 : La décision de déroger prend la forme d'un arrêté motivé, publié au recueil des actes administratifs de la préfecture.

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Article 4 :

I. - Les dispositions du présent décret s'appliquent à l'ensemble du territoire de la République.
II. - Pour son application à Mayotte, à Saint-Barthélemy, à Saint-Martin et à Saint-Pierre-et-Miquelon, les mots : "préfet de région ou de département" sont respectivement remplacés par les mots : "préfet de Mayotte", "représentant de l'Etat à Saint-Barthélemy", "représentant de l'Etat à Saint-Martin" et "représentant de l'Etat dans la collectivité".

III. - Pour son application en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie, à Wallis-et-Futuna et dans les Terres australes et antarctiques françaises :

1° Les mots : "préfet de région ou de département" sont remplacés par les mots :
a) "haut-commissaire de la République", en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie ;
b) "administrateur supérieur des îles Wallis et Futuna", dans les îles Wallis et Futuna ;
c) "administrateur supérieur des Terres australes et antarctiques françaises", dans les Terres australes et antarctiques françaises ;

2° Le mot : "préfecture" est remplacé par les mots :
a) "haut-commissariat", en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie ;
b) "administration supérieure", dans les îles Wallis et Futuna et dans les Terres australes et antarctiques françaises.

Article 5 : Le présent décret peut être modifié par un décret en Conseil d'Etat.


Article 6 : Le Premier ministre, le ministre de l'intérieur et la ministre des outre-mer sont responsables, chacun en ce qui le concerne, de l'application du présent décret, qui sera publié au Journal officiel de la République française.

Fait le 8 avril 2020.
Emmanuel Macron Par le Président de la République :
Le Premier ministre, Edouard Philippe
Le ministre de l'intérieur, Christophe Castaner
La ministre des outre-mer, Annick Girardin


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Commentaire

Avec ce décret « Le préfet de région ou de département peut déroger à des normes arrêtées par l'administration de l'État pour prendre des décisions non réglementaires relevant de sa compétence dans les matières suivantes : « Environnement, agriculture et forêts ; … «  Protection et mise en valeur du patrimoine culturel »

En clair, le Préfet de région ou de département est autorisé à contourner localement les lois de la République pour favoriser la reprise économique et accélérer celle-ci. Que ce soit dans le domaine de l’environnement, par exemple la prolongation des périodes de chasse, de l’usage des produits phytosanitaires, etc. et en matière de patrimoine où l’antonyme « déroger à la protection » signifie  autoriser l’agression (la destruction).

Le Préfet de région accorde de nombreuses autorisations dans le domaine du patrimoine que ce soit en archéologie (diagnostics archéologiques ou fouilles), etc. Abandonner un diagnostic archéologique, c’est se priver de savoir si le lieu a été occupé anciennement. Par le passé, des opérations de construction ont été autorisées sans suivi de travaux. L’étude des surfaces aménagées anciennement montre que des sites arasés au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Il reste des traces difficilement exploitables avec des indices ténus. Malgré ces découvertes tronquées, les observations apportent des bribes de renseignements. Il y a fort à parier que la relance économique voit ces zones déjà aménagées non prescrites avant le réaménagement post-covid et la destruction des derniers indices.

Aujourd’hui, les constructeurs doivent aller à l’économie et font table rase pour ne pas s’ennuyer avec sous-sol existant dont il ne connaisse pas la nature géologique, la présence de cavité, etc. Ne souhaitant pas être juridiquement responsable de risque d’affaiblissement des constructions à faire ils n’hésitent plus et descendent encore plus profond.

Pour illustrer notre propos, citons un exemple. En qualité d’archéologue, il nous a été permis en 2018 de réaliser un diagnostique archéologique à l’emplacement d’un ancien supermarché dans le bourg d’Échiré dans les Deux-Sèvres au préalable au nouveau projet « cœur de bourg » destiné à héberger des commerces et services.

Autant vous dire qu’archéologiquement la zone consacrée à la station service était inexploitable du fait du fort décaissement et des excavations pour y réaliser les citernes de carburant, sans compter les réseaux. Le parking et l’emplacement du magasin décapés à bonne profondeur et enrochés puis bitumé ou bétonné avec la réalisation des réseaux traditionnels étaient également très arasés. Sous la couche de géotextile retiré par la pelle hydraulique (photographie), il subsistait de rares fonds de structures antiques (photographies et de fossés correspondant à un parcellaire gallo-romain, quelques soupçons de constructions passées et sous la route dont le tracé avait été modifié les indices d’une occupation de l’Âge du bronze.

Une chance, au nord de l’emprise l’observation du mur de clôture en pierre sèche nous a permis de restituer le niveau du terrain d’origine et la profondeur détrite lors des précédents terrassements (cf photographie).

Notons également que le Préfet de région ou de département possède de grandes prérogatives lors d’un projet faisant l’objet d’une déclaration d’utilité publique (DUP). Cette procédure administrative permet la réalisation d’une opération d’aménagement sur des terrains privés en les expropriants, précisément pour cause d’utilité publique. La DUP s’obtient généralement à l’issue d’une enquête d’utilité publique. Si le projet est soumis à étude d’impact, l’enquête publique est régie sous le régime du code de l’environnement, sinon elle dépend du code de l’expropriation. Dans ce décret l’article 2° précise que son application a « pour effet d'alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure ou de favoriser l'accès aux aides publiques ; ». Tous les feux sont au vert pour que les opposants à un projet, qu’ils soient particuliers, personnes morales, associations ou autres, ne disposent pas du temps et des moyens juridiques pour objecter légalement. Cette simplification autorise les destructions en tout genre (patrimoine naturel, enfoui ou construit), les lobbies se chargeront de faire pression au nom de l’intérêt général

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Conclusion

Il reste des possibilités qui nécessitent de bien connaître la teneur des projets et ce en amont. Les alinéas 1-4 du décret encadrent la décision préfectorale. Elle doit « 1° Être justifiée par un motif d'intérêt général et l'existence de circonstances locales » et «  4° Ne pas porter atteinte aux intérêts de la défense ou à la sécurité des personnes et des biens, ni une atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé.».

Enfin l’ultime issue de secours que les défenseurs des causes environnementales, patrimoniales devront apprendre à utiliser au mieux. L’alinéa « 3° Être compatible avec les engagements européens et internationaux de la France » permet de porter l’affaire à la Cour de justice européenne, tout en sachant que toutes les procédures et recours de la justice française devront avoir été épuisés au préalable.


Crédits photographiques : Marie-Claude Bakkal-Lagarde