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Janvier 2020
Jean de La Varende : D'un château l'autre

Agrégé de l'Université
Maître de Conférences
Université de Rouen

Provocation. En effet, certains penseront, nul doute, qu’il y a comme un geste un tantinet insolite à donner à cet article sur La Varende le titre d’un des romans de Louis-Ferdinand Céline. Car, enfin, si tout le monde connaît Céline et a probablement lu au moins un de ses ouvrages, il est moins sûr que le nom de La Varende, fût-il un ancien prix Goncourt, soit de nos jours tout aussi familier que celui de l’auteur de Mort à crédit. Sauf peut-être pour ceux qui connaissent l’adaptation de Nez de cuir tournée par Yves Allegret en 1952, avec Jean Marais dans le rôle titre. Toutefois, relativisons les choses. D’une part, si le nom de La Varende est peut-être un peu oublié, c’est en partie un peu parce qu’on le décrit souvent comme un simple écrivain régionaliste.

D’autre part, si le nom de La Varende n’est peut-être pas complètement inconnu des normands (vœu pieux), il n’est pas certain qu’il soit encore lu dans son fief. En outre, et c’est essentiel, ce dont je vais vous parler aujourd’hui n’a aucun rapport, de près ou de loin, avec le récit de Céline, et notamment avec le château de Sigmaringen, ce « fantastique biscornu trompe-l’œil » (selon les mots de Céline) abritant le gouvernement de Vichy en exil. Je voudrais ici souligner de nouveau ; et avec force, ce que je viens juste d'écrire : aucun rapport. Il importe, en effet, d’être clair, et ce dès le début. Et de corriger certains raccourcis intellectuels dont peuvent être friands quelques historiens peu scrupuleux. Qui dit « château », dit « élévation ». Alors, de fait, prenons de la hauteur et rappelons les faits : en décembre 1942, Jean de La Varende est reçu à l’Académie Goncourt ; en septembre 1944, alors que le sort de la guerre semble se régler, le Comité national des écrivains, dirigé par Paul Éluard, publie dans Les Lettres Françaises une liste « noire » où figure, aux côtés de ceux de Sacha Guitry, René Benjamin et Jean Ajalbert, le nom de La Varende, au motif qu'il a collaboré à divers journaux, notamment au Petit parisien et à Je suis partout. En octobre, la liste est republiée, et cette fois le nom de La Varende n’y apparaît plus. La Varende ne fut, de fait, pas inquiété parce que sa participation à ces journaux ne fut jamais d’ordre politique. Aucun rapport avec les Rebatet, les Bonnard, les Le Vigan et consort. S’il a publié dans Le petit parisien, ce sont des contes. Et dans Je suis partout, ce sont des critiques littéraires. Aucun article haineux ou même partisan sur le mode célinien. Et certainement pas dans La Gerbe, ce journal collaborationniste dirigé par le sinistre Alphonse Van Bredenbeck de Châteaubriant (avec un t). La Varende s’est expliqué de manière très claire à ce sujet. Ce Châteaubriant n’a jamais représenté un espoir sur lequel La Varende aurait bâti un de ses « châteaux » en Espagne — en l’occurrence en Allemagne —, suivant en cela l’exemple de ces gens de Vichy:
Je n’ai jamais écrit une ligne dans La Gerbe, refusant aux instances de Châteaubriant. Et quelles instances ! C’était pour moi un journal allemand et par cela même, impossible pour moi. Pour Je suis partout, j’ai pratiquement cessé d’y écrire dès qu’il est devenu si violent. […] Je suis partout était un ancien organe royaliste, donc présumé respectable pour moi » [Anne Brassié, La Varende : pour Dieu et le Roi (Paris : Perrin, 1993) 283].
Ce ne serait donc pas rendre un juste hommage à notre écrivain normand que de continuer, dès l’abord, à laisser persister ces sous-entendus fielleux qui, encore aujourd’hui, trouvent leur chemin sur internet et dans quelques ouvrages mal informés. Ses actes et ses écrits (songeons aux nouvelles intitulées « Madame la comtesse de Bernberg » ou « Soldat de 2e classe ») témoignent d’un patriotisme inconditionnel. D’autant plus inconditionnel qu’il est, à ses yeux, la marque première de la noblesse à laquelle il ne peut déroger. Et si l’on peut reprocher quoi que ce soit à La Varende, c’est tout simplement d’avoir préféré, au drapeau tricolore, la blancheur de la fleur lys. Nous y reviendrons.
Provocation, disais-je dès le début de ce travail. Assurément. Et il y a parfois d’autres apparentements, qui, pour être moins intentionnels et moins funestes, peuvent être tout aussi provocants. Il y a ainsi, dans la commune de Saint-Pierre-lès-Elbeuf, là où j’habite, une rue baptisée Jean de La Varende. L’on trouve, dans cette rue, des petits pavillons récents, construits en plaques de bétons vibrés, habitations pour l’essentiel jumelées et agrémentés de jardinets qui ne doivent pas excéder 150 m2. L’on peut se féliciter que les élus locaux aient eu, il y a peu, la brillante initiative de donner le nom de cet écrivain à une rue. La démarche est louable. Loin de moi l’idée de faire du mauvais esprit, mais la toponymie peut se révéler parfois facétieuse, si ce n’est pleine d’ironie. Car, enfin, l’architecture moderne des petits pavillons, alliée au fait que se situe, immédiatement parallèle à la Rue Jean de La Varende, l’Avenue de l’Europe, ne peut que susciter un sourire amusé. La Varende est, en effet, le contraire même d’une certaine modernité. Et l’horizon géographique normand de La Varende ignore tous les enjeux souvent byzantins de la construction européenne. Il serait vain de se le cacher : si Rimbaud clame haut et fort dans les dernières lignes d’Une saison en enfer, qu’il « faut être absolument moderne », La Varende, lui, pour sa part, est, sans ambigüité aucune, un antimoderne à la sensibilité proche, somme toute, d’un Joseph de Maistre ou du François-René de Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe. Chateaubriand avec un d et sans accent circonflexe sur le a. De Châteaubriant à Chateaubriand, d’un château l’autre, il y plus qu’une simple différence d’orthographe : il y a un monde. Et il convient d’en prendre la mesure.

Le Chamblac (27)
Mais si Maistre et Chateaubriand sont nés au XVIIIe siècle, La Varende, lui, voit le jour, plus de cent ans après, à la fin du XIXe, en 1887. En soi, cette date ne veut, toutefois, pas dire grand-chose. Ce balisage temporel est, au vrai, nous le verrons, tout aussi illusoire que prétendre condenser son acte de naissance et son état civil au seul nom de La Varende — sorte de raccourci, certes pratique sur une plaque de rue ou d’établissement scolaire (comme en témoignent les collèges de Mont-Saint-Aignan ou de Bourg Achard en Normandie), mais c’est un raccourci qui voile une toute autre réalité identitaire : celle de Jean Balthazar Marie Mallard, baron Agis de Saint-Denis, vicomte de La Varende, né au Château familial de Bonneville, au Chamblac, à la sortie de Broglie dans l’Eure. « Nulle terre sans seigneur, nul seigneur sans terre », nous dit le droit coutumier. Et, le Dictionnaire universel de la noblesse de France nous le rappelle, si la baronnie des Agis de Saint-Denis remonte au second empire, les Mallard de La Varende sont une famille normande dont l’ancienneté seigneuriale est, en revanche, attestée bien avant l’an 1400.
Disons les choses sans ambages. La Varende est né châtelain. Et son château conditionne tout le reste. Il est et demeurera la pierre angulaire de tout son être et de toute son œuvre. Et pourtant, suite à la mort de son époux, officier de marine, alors que Jean n’a que deux mois, Mme de La Varende, née Fleuriot de Langle, fille et nièce d’amiraux, ne put tenir que trois ans dans ce château et ce pays d’Ouche d’adoption qu’elle abandonna pour regagner Rennes et sa Bretagne natale. On ne peut comprendre le caractère et l’œuvre de La Varende si l’on ignore ce déracinement premier. « Je dois tout au mal du pays », écrit-il. « J’ai été griffé, attaqué, mordu, propulsé par la nostalgie. La nostalgie a tout fait. » [Philippe Brunetière, La Varende, le visionnaire (Paris : Flammarion, 1959), 17]. Plus tard, il précisera les choses ainsi : « Dès l’instant où je mis le pied dans cette chère ville [Rennes] je suis devenu Normand conscient, Normand enragé, frénétique. La Normandie m’apparut une terre de promission ». « Terre de promission » : c’est-à-dire « terre promise ». La Normandie évaluée à l’aune du pays de Canaan, promis à Abraham, ce n’est quand même pas rien !… Aussi, dès qu’il a quelques jours de vacances, La Varende, adolescent, revient vers la Normandie et le château s’ouvre pour lui seul. Après des études au collège Saint Vincent de Rennes et à l’Ecole des Beaux-arts de Paris, après quelques temps passés au front comme brancardier, La Varende finira par s’installer définitivement dans son château normand en 1919. Voici le tableau qu’il en donne presque quarante ans plus tard dans son ouvrage, Châteaux de Normandie et l’on notera combien étroitement se mêlent dans la description retenue et fierté, renoncement et contentement :
En remonte vers Laigle (D.33) on rencontre à gauche ma maison ; bien modeste et dont je ne parlerais point sans l’insistance de mes amis. Peut-être garde-t-elle quelque intérêt d’être une de rares demeures normandes qui n’aient jamais été vendues. […] Dans une affectation assez injustifiée, nous avons terriblement lutté pour la conserver nôtre. Nous en sortons peut-être épuisé, à moins que le Chamblac, secrètement, n’ait su, malgré nos déficiences, nous recharger après chaque chute de potentiel
Sa grâce extérieure tient à son heureux bloquage si simple et à sa couleur, à son matériau, fait d’une brique à peine cuite qui garde un vif éclat orangé, mais sans rien d’autre. […]. On ne peut plus rien pour lui. En le voyant je pense à une dame qui sort de l’institut de beauté : « Plus d’espoir Madame, on a tout, mais tout fait…» [Châteaux de Normandie (Rouen: Paul Duval), 53-55].

Pour La Varende, le château est avant tout, « un centre de famille » [Ibid. 9]. Il resserre les liens de parenté. C’est le lieu où l’héritier vient puiser la force accumulée dans les pierres. Mais attention : lorsqu’il évoque son château ou les châteaux, c’est essentiellement, comme par synecdoque, pour parler de sa Normandie. Un sentiment de chauvinisme exacerbé lui fait dédaigner toutes les autres régions, et notamment la Bretagne, pourtant peu éloignée de lui géographiquement et, nous l’avons vu, généalogiquement. Les chemins qui mènent en Bretagne ne semblent avoir qu’une seule raison d’être : reconduire vers d’autre demeures, en Normandie. C’est peu ou prou ce que met en scène le premier ouvrage que La Varende consacre au sujet en 1937, Les châteaux de Normandie, sous-titré Basse-Normandie. Le livre dessine un périple qui, pour rendre à César ce qui appartient à César, commence par Falaise, et donc par le château du « Fondateur » — comprenons Guillaume le Bâtard, — par ce lieu sacré qui « commence d’émouvoir à la première seconde où il apparaît ». [Ibid. 13] pour nous mener au château de Versainville, « à la tournure presque royale » et devant lequel, écrit-il, « l’esprit demeure saisi et se soumet en s’exaltant de sa soumission. » [Ibid. 22] Puis se succèdent d’autres demeures et d’autres éloges, d’autres épithètes enflammées. Ne retenons que quelques exemples significatifs — nous ne pouvons faire autrement de toutes façons, car écrit-il, la « Normandie est si riche en beaux châteaux qu’aucune promenade circulaire ne suffirait pour rencontrer ces demeures qui, souvent à trois par canton, ennoblissent la campagne. Il faut voyager en “zigzags”, et d’ailleurs avec le sentiment qu’on sacrifie des merveilles » [Ibid. 11].

Château de Balleroy (14)
Acceptons l'échantillonnage et la variété des demeures sur lesquelles s’arrête La Varende et, par avance, veuillez pardonner la rapidité d’un tel voyage : Aubigny, exemple de « la vraie demeure française » [Ibid. 25]), Quilly (« agglomération de tous les enthousiasmes du bâtisseur, faconde pétrée ! Intelligence et verve, abondance » [Ibid. 28]), Outrelaize (au pavillon d’entrée « en tous points magnifique » [Ibid. 29], Garcelle-Secquville (« quelle admirable sureté ! que de prudence ! » [Ibid. 31]), Coupigny (« un ensemble si complet que, personnellement, il nous retint avide et surpris, jamais rassasié » [Ibid. 32]), Canon (« une de ces villas rêveuses que les patriciens de Venise se faisaient édifier dans quelque Brenta lointaine » [Ibid. 34], Médavy (« ordonnance à la fois élégante et noble ») et qui, à l‘époque où La Varende le visite n’est pourtant qu’une ruine [47], le Bourg-Saint-Léonard (« La sureté de goût dont témoigne l’architecture emplit d’aise intellectuelle, à la manière d’une pièce poétique, parfaite et d’une forme attendue » [Ibid. 48]), le Pin (« [le château] porte la marque de l’homme et de sa magnificence bâtisseuse » [56]), Chiffretot (« un charme si fragile, fort, mais épuisé quand même, indéfinissable, comme un parfum d’armoire ou de boîte à reliques » [68]), Ouilly-du-Houley (« union de l’agressivité et de la vie moderne ; du formidable et du joli, du défensif et du confortable » [78], Fontaine-Henry, dans la même famille depuis 800 ans (« N’eût-on à choisir pour lui qu’une seule épithète, une seule ! je prendrais «“vertigineux” » [Ibid. 84]), Balleroy (« L’effet de majesté est incomparable — et peut-être même arrive-t-il au grandiloquent ? » [88]), Coisel (« modeste, mais il est imprégné ; il garde une âme toujours vivante » [Ibid. 98]), Franquetot (« l’effet en était aussi surprenant qu’exquis » [133], Fontenay (« une de nos plus intéressantes demeures normandes » [Ibid. 145]). Excepté le Château d’Ô (qu’il trouve, singulièrement, d’une « élégance efféminée, vieillotte », d’une « grâce prolixe qui se hausse et se déhanche » [Ibid. 41]), les bâtisses qu’évoque La Varende ne sont que l’occasion, pour lui, d’affirmer leur éclat rare et singulier. Un éclat rehaussé que par le seul fait que leur écrin est la Normandie. Mais, comme cet ouvrage le laisse entendre, dès que l’on approche de la Bretagne, dans un chapitre intitulé justement « Vers Bretagne », les choses se gâtent. La lumière normande, cette clarté dont « luit la Province quand elle s’illumine, nacrée […], d’une émanation lointaine, diffuse » [Ibid. 11] semble vaciller : Ainsi, nous dit l’écrivain, « la route se guinde, les fonds s’assombrissent et de noires collines, chargées de forêts, montent » [Ibid. 159]. Plus on « avance Sud-Ouest », vers les confins, plus « la terre s’appauvrit, se dramatise avec certains aspects noirâtres » [Ibid. 173]. Et alors même que ce périple doit culminer avec le Mont-Saint-Michel, plus le paysage semble s’enlaidir, se rétrécir et se déchirer par endroits pour donner à voir un locus affaibli, quasi exsangue : « La vie n’existe pas beaucoup, ici. Les champs seraient des friches pour l’homme de Caen » [Ibid. 178]. La grande rumeur des sculpteurs de pierres et des bâtisseurs s’affaiblit. Reste le château de Carrouges qui « paraît lunaire, avec ses ombres et ses glacis de clarté » [Ibid. 165], immense construction sur laquelle « l’humide y posa son uniforme, son lépreux vert de gris » [Ibid. 162]. Reste Rasnes qui, aux yeux de La Varende, nous « avertit que c’est fini de la joie » [Ibid. 16]. La quête du château se fait agonie et douloureuse avancée vers la fin du périple, vers ce point d’arrivée qui se fait méandres, courbes sinueuses, entrelacs de routes qui ressemblent à d’inquiétantes vagues. Aller en direction de la Bretagne, c’est renoncer à la lumière chaude de la terre Normande pour cheminer sur des « routes glacées de lumière », avec au creux des narines « une odeur amère qui n’est plus celle des herbages ni des eaux douces. » [Ibid. 178]. On l’aura compris, la subjectivité est au rendez-vous. Les a priori et la mauvaise foi ne manquent pas. Mais c’est ainsi que le voyage est bel et bien « sentimental », et les descriptions sont le résultat d’un subtil alliage entre les sens, l’imaginaire et des partis-pris parfois très violents.

L’expérience relatée dans ce livre de voyages est reproduite à l’envi dans la fiction de La Varende. En témoigne ce roman intitulé Le Roi d’Ecosse publié en 1941. Que ce titre ne nous abuse pas : la géographie de La Varende ne conduit pas si loin, de l’autre côté d’un certain bras de mer. Non. Point de château écossais ici. Le roman n’est pas sous-titré « Provinciale » pour rien. Ainsi, même lorsque Robert Breuce — le protagoniste principal du Roi d’Ecosse —, évoque son apparent lignage royal écossais devant M. de Réville, il suffit d’un mot de ce dernier pour qu’un autre paysage survienne à l’esprit du « prétendant » :
Plus que l’Ecosse, était-il question de la Normandie, où Réville possédait une propriété assez belle, qui lui conférait du prestige. Quand il commençait, devant Breuce attentif : « Parmi nos plaines du pays d’Ouche…», il devinait qu’il l’entraînait irrésistiblement, qu’il l’arrachait. Et au cœur de cette région pauvre, de chênes torturés, d’herbe courte, tous deux parlant plus bas, voyaient sur l’écran de leur imagination, monter d’immenses arbres jaillis de terre. [Le Roi d'Écosse (Provinciale) (Paris : Grasset, 1941), 25-26].
Notons, incidemment, que le nom de Rennes n’est jamais explicitement prononcé dans le roman et qu’il faut reconstruire l’identité de la ville par le biais d’allusions topographiques, telles que le « parvis Saint-Pierre » ou les rues du « Vau-Saint-Germain ». La Bretagne, somme toute, n’est présente que de manière assez incertaine, presque diaphane, parce que perçue à travers les yeux de Breuce qui, sans cesse, ne cesse de dire « Si j’étais à Caen, à Rouen… »[Ibid. 141]. Comme Ovide exilé chez les barbares à l’embouchure du Danube, qui regarde sans cesse vers Rome, Breuce songe, avec nostalgie, à sa Normandie, à ses « pommiers roses, sur une prairie de vert émail, dans une irradiation où tout brille, se réfracte indiciblement, entre les nuées, les fleurs et les filles » [Ibid 54].

Il en est de même dans La dernière fête, de 1953, autre roman où la Bretagne n’existe qu’en comparaison, bien piètre, de la Normandie. Pour le marquis Amélien Hordon de La Bare, dont la femme est bretonne, la « Bertagne » — ainsi se plaît-il à patoiser le nom — n’est, selon lui qu’un endroit où, certes il y a des cousins « à la mode de Bretagne » (c’est-à-dire très/trop éloignés, physiquement comme généalogiquement), mais qui, pour lui, n’invite pas vraiment au voyage. Et si vraiment l’on doit aller en pays Gallo, a fortiori en chemin de fer, il est même de bon ton, « en vrai normandiau » de relire son testament avant de partir [La dernière fête (Paris : Flammarion 1953), 309]. Dans ce même roman où l’action se déroule vers 1880, M. de Mantes, normand installé par force en terre bretonne, ne fait aucun mystère de sa déconvenue :
J’y ressens l’éloignement de tout. Il faut faire une lieue et demi pour trouver un paquet de cigarettes, et si je ne craindrais pas le désert, je redoute cette indétermination de la solitude …. Je n’y comprends pas la nature. Je m’habitue mal aux chênes d’émonde et aux champs minuscules entourés de murailles de terre. Je renonce à chasser dans ce moule à caramels… D’ailleurs, pas de gibier. Paimpont ? Très beau mais à quatre lieues : huit, aller et retour, et, là encore, foret dévastée… les châtelains passent pour accueillants, mais on ne les voit jamais ; ils sont pointilleux, susceptibles ; cloisonnées comme leurs terres [Ibid. 315].
Les bretons ferment la grille de leurs châteaux ! Cela, pour La Varende, relève de l’hérésie la plus totale. Car, chez nous, il en va bien autrement. Fermer les griller de nos châteaux ? Ne manquerait plus que ça ! L’auteur nous le rappellera dans La Normandie en fleurs, texte de 1950 :
En Normandie, […] les châtelains sont débonnaires et il n’est pas d’usage d’interdire les parcs. Peu de nos châteaux s’entourent de murailles, ce qui serait considéré comme une défiance et une morgue : quelques clôtures, pour marquer le droit de propriété, mais nul ne s’enferme sauf les horsains. Une part des bons rapports qui existent chez nous entre les diverses classes vient de cette facilité. Le château fait partie intégrante du bourg, le domaine devient un patrimoine rural [La Normandie en fleurs (Paris : La Palatine, 1950), 182].

Château de Bombon (77)
« Horsain » : ce terme est si normand ! Il désigne tout individu étranger à la Normandie. Et quoi, peut-être, de plus horsain qu’un breton ! Il y a de quoi ce méfier d’ailleurs. Dans les romans de La Varende, lorsqu’un châtelain breton quitte son domaine pour venir jusqu’en Normandie et rendre visite à son châtelain de parent, c’est toujours un peu par intérêt financier [La dernière fête 144-115]. Dans La dernière fête Roncenay, impécunieux à la dernière extrémité, envisage ainsi, dans le dos du marquis de La Bare, son propre oncle, de faire abattre des arbres sur les terres du château afin d’en tirer quelques sous. « Châtelain breton » avons-nous dit. Mais qu’est-ce qu’un château breton à l’aune d’un château normand ? Quand La Bare se rend au Plessis-Bardou, au château de son neveu — un château qui n’est pas que de fiction —, la surprise est de taille :
Le Plessis-Bardou était une laide construction, un peu absurde, sans aucune vraie architecture et faite de pièces et de morceaux… […] Ridicule, la bâtisse ! La façade d’arrivée avait été recrépie de blanc épais, et, de l’autre côté, elle était entièrement de roussette, de pierre couleur de rouille. On pouvait, par l’arrière, se tromper et entrer indifféremment chez les vaches ou chez les châtelains, car les communs faisait équerre attenante. A l’ouest, le château s’aplatissait donc sous un masque de meunier, et, à l’est il exhibait une trogne mauricaude [Ibid. 313-314].
Evidemment, l’endroit ne peut en aucun cas être comparé au Château de La Bare qui, dans Le Centaure de Dieu, au milieu du parc, « rosissait, présentant sa digne simplicité, ses onze fenêtres de façade entre pavillons, son comble élevé » [Le Centaure de Dieu (Paris: Grasset, 1938), 25]. De même comment le Plessis-Bardou pourrait-il être mis sur le même plan que le château de Jean d’Anville qui, souligne le narrateur du Cavalier seul, est si exceptionnel dans sa grâce qu’il en fût copié à l’identique en Saxe pour édifier le Château de Bercheinstattenz [Le Cavalier seul (Paris : Flammarion, 1956), 224]. Château totalement imaginaire, certes, mais qui recèle un geste de mise en abyme de la copie, une copie de copie. Car une note de l’auteur en bas de page nous indique que, pour se faire une idée de la demeure de D’Anville et, par la-même, de la comtesse de Bercheinstattenz, il faut aller regarder du côté du Château de Bombon en Seine-et-Marne — la seule différence rédidant dans la présence d’une horloge fiché dans le fronton du château allemand. La Bare et d’Anville ont une relation presque fusionnelle avec leurs demeures respectives et dire qu’ils les aiment serait, au vrai, dire bien peu. Pour La Bare, sa maison, n’est ni plus ni moins que le « monument de leur race et son organe de conservation » [Le Centaure de Dieu 25]. Point de lyrisme lorsque Jean d’Anville (re)découvre son Château en Allemagne, mais l’expression simple, directe et patoisée d’une satisfaction sans mélange : « Ca va merveilleusement [ …] je me sens tout guilleret de me retrouver chez mé… » [Le Cavalier seul 227]. D’Anville, ce chouan en exil, est en Allemagne comme chez lui, parce que l’Allemagne a importé ce qu’il y avait de mieux dans le genre. D’une certaine manière, et non sans ironie, en 1809, c’est l’Allemagne qui est est occupée par la France et non l’inverse.
Si certains châteaux ne sont que pure fiction dans les romans de La Varende, ils accèdent néanmoins à une vérité sans pareille sous la plume de celui qui les connaissait si bien. Et, nous l’aurons compris, les châteaux de La Varende sont souvent inspirés de vraies demeures. Le Chamblac est sans aucun doute la demeure du double fictionnel de La Varende, Jacques de Galart. Le Château de la Foret-Claire, où réside Madame de Morêtre dans La sorcière, cette « forteresse campagnarde » [La Sorcière (Paris : Flammarion, 1954), 34], avec son donjon, son pavillon de fausse équerre, son pont-levis, Ce manoir fossoyé dans lequel « la Mort guettait, prête à faire trébucher, tomber, prête à perforer » [Ibid. 34], tout cela trouve son origine certaine dans le Château du Blanc Buisson à Saint-Pierre-du-Mesnil. Il en est de même pour Mesnil-Royal dans Nez-de-cuir, ce château qui « avait ruiné tous ses propriétaires » [Nez-de-cuir (Paris : Plon, 1937), 134]. Il faut dire qu’il y a de quoi. Il s’agit en fait de Beaumesnil que La Varende décrit comme étant, dans Nez-de-cuir, l’orgueil du pays d’Ouche : « En fait, écrit-il, il n’y a pas en France de demeure Louis XIII d’une telle beauté. Peut-on même lui comparer une demeure ? Tous les autres châteaux ne paraissent plus que des gites quand on les rapproche de son éblouissante fierté, de son lyrisme triomphal » [Ibid. 135]. Incidemment, et bien qu’il ait, forcément beaucoup moins d’allure à coté de Mesnil-Royal/Beaumesnil, il faut aussi ici citer, dans ce même roman, le château de Roger de Tainchebraye, dit Nez de cuir, modelé sur le Château de la Genevraye. Peu nous est dit, au final, sur la demeure dans le roman, probablement pour en laisser transparaître son caractère un peu sombre, si ce n’est fruste, à l’image même de son habitant, le marquis de Tainchebraye. Notons que ce dernier occupe, de toutes façons, plus souvent, ce qu’il nomme « le Pavillon », lieu inspiré du Château de La Gallardière, plus petit et surtout plus propice aux débordement en tous genres de Roger de Tainchebraye. Le manoir de Boscranes qui apparaît dans les Contes fervents, cette demeure dont le narrateur nous dit qu’on prononçait « le ”Borâne”, et cela voulait dire le Bois-aux-rânes, aux rainettes, aux grenouilles. Ce n’était même pas un petit château ; le terme de manoir qu’on lui donnait, restait encore trop prétentieux, trop monumental » [Contes fervents (Rouen : Defontaine, 1948)], cette demeure trouve manifestement son origine dans le manoir du Bois-Baril à La Barre-en-Ouche. Dans la nouvelle intitulée « Les frères ennemis », qui se déroule en 1883, les Ghauville (avec un h) occupent deux demeures fort différentes. Jean, l’ainé, réside à Ghauville, beau château Louis XIV — probablement le château, début Louis XV, de Gauville (sans h), à Saint-Pierre-de-Cernières, et le cadet Pierre occupe ce qu’il appelle la Commanderie, « aimable pavillon Louis XV, ancien vide-bouteille de la marquise de Prie » [Les manants du Roi (Paris : Plon, 1938), 92]. Bien que de nombreux châteaux aux environs pourraient correspondre à cette description, cette dernière allusion historique nous permet, sans l’ombre d’un doute, de déceler ici le château de Plasnes dans l’Eure que La Varende décrit comme « un brimborion mais d’une réussite charmante ». Notons que ces deux habitats génèrent deux façons d’être et eux façons de penser :
Pour leurs opinions politiques, les châteaux encore intervenaient. Le marquis était légitimiste ; le cadet frondeur ; l’un, louis XIV, l’autre Régence. Jean n’aurait jamais nommé le comte de Chambord « monseigneur » ; Pierre, en comité restreint, disait « le père Chambord » [Ibid. 109].
Le comte de Chambord qui, en cet instant, écrit La Varende, « agonisait dans un grand château à colonade centrale, moitié palais, moitié caserne, au fond de l’Autriche » — c’est-à-dire au château de Frohsdorf. On se rappellera, à cet égard, la visite du marquis La Bare, légitimiste s’il en est, au comte de Chambord à Frohsdorf, afin de faire reconnaître l’enfant illégitime de son fils Manfred. Sans succès.

Petit Château de Plasne (27)
S’il est généralement assez aisé de retrouver le vrai château derrière le château de fiction chez La Varende, il est un cas insigne où le mystère demeure. En effet, dans M. le Duc, roman de 1958, où se trouve ce soi-disant château de Villerasne, « immense et laid », que le duc et la duchesse d’Agde ne fréquentent que trois mois par an ? Si l’on garde à l’esprit que, lors de sa candidature à l’académie française, en 1956, deux voix — celle du duc de Broglie et de son frère le prince — firent défaut à La Varende, il est tentant d’imagine que, subtile vengeance, derrière Villerasne puissent se cacher une création hybride faite de cette immense bâtisse (243 m) qu’est le château de Broglie (dont Axel de Broglie, lui-même, ne cache pas le peu d’intérêt architectural) et du château de Rasnes, qui, entre parenthèses, appartenait jadis à la famille Broglie ? Conjecture ? hypothèse hasardeuse ? Probablement. De toutes les façons, La Varende, dans son avant-propos au roman, nous met en garde contre ce questionnement, soulignant qu’il « n’y pas de clef valable ici : il en faudrait un trousseau ».

Château de Broglie (27)
Après ce qui vient d’être dit il importe de lever ce qui pourrait être une ambiguïté. Si, La Varende nous le souligne avec fierté, le Pays d’Ouche peut se prévaloir de « six familles ducales, quand la Bretagne ne s’enorgueillissait que des seuls Rohan-Chabot » [Le Centaure de Dieu 185], il nous faut, pour autant, descendre un peu et revenir « sur terre », si j’ose dire. À la hauteur de ces hobereaux et paysans que La Varende s’est plu à dépeindre de bout en bout dans son œuvre et qui, eux, ne séjournent pas en Normandie seulement trois mois de l’année. J’ai dit « hobereaux et paysans », et, par la même, j’esquisse déjà deux catégories. Mais procéder ainsi, c’est déjà s’éloigner du propos de La Varende. Car, aux yeux de ce dernier, si châtelains et paysans appartiennent nul doute à deux castes différentes, cet ordre des choses est transcendé par une autre appartenance où ils se rejoignent et coexistent. Dans l’œuvre de La Varende, la hiérarchie sociale est bien plus compliquée qu’elle ne peut apparaître au premier regard. Châtelains et métayers ont cela de commun qu’ils sont, au final, tous deux, des gens de qualité, ou, pour utiliser un autre mot, des manants. Le terme nous est expliqué par La Varende lui-même dans la première nouvelle qui ouvre le recueil qui, précisément, s’intitule, Les manants du Roi : « le comte et [le métayer] étaient du même bord, des fervents du sol : des manants tous deux ; des manants, le beau mot, qui réunissait gentilshommes et terriens… de maneo : je reste, je persévère et j’attends. Les autres pouvaient fuir ; pouvaient courir où l’on se divertit : à eux les manants de continuer, d’assurer [Les manants du Roi 12-13]]. Etre châtelain, c’est donc vivre au cœur de la campagne, en sympathie profonde avec le monde paysan. C’est peut-être même en fin de compte âtre soi-même paysan. Nous sommes des paysans fait dire La Varende au marquis de La Bare. Et l’on comprend mieux les critiques violentes que La Varende a pu adresser à Guy de Maupassant, cet autre normand qui, selon lui, n’a donné à voir que des paysans grossiers et caricaturaux :
Maupassant ne fut nullement un campagnard ; il n’a pas été lié aux mouvements des saisons terriennes, aux inquiétudes paysannes, aux joies collectives des moissons et des batteries. Il ne fut qu’un rentier de petite ville. […] Celui qui n’a pas connu l’angoisse des échéances rurales et leur épuisante précarité n’a pas le droit de juger le terrien [Grands normands (Rouen : Defontaine, 1939), 197]
Aux yeux du prince de Broglie, dans Le Centaure de Dieu, Amélien La Bare et ses semblables sont essentiellement « campagnards, détestent Paris et la ville est devenue un champ de bataille ». Mais les Broglie sont des grands seigneurs. Ils sont d’une toute autre noblesse et ont un autre style de vie, plus urbain. C’est une autre race de châtelains. Mais, toutefois, aux yeux de La Bare, tout grands seigneurs qu’ils soient, les Broglie ne sont que des « Disraeli français ». Entendons par là que ce sont des étrangers. Aussi, pour ce qui est des Broglie, « [La Bare] n’eut point dit « normands », malgré son désir de faire briller sa province, car pour lui, cent vingt ans de présence territoriale ne suffisaient pas pour faire un provincial grand teint. Sa famille personnelle en avait mille, et il s’inquiétait un peu de n’être venu qu’avec Hastings, déjà avant les autres, mais de ne pouvoir se considérer comme de pure souche neustrienne » [Le Centaure de Dieu 96-97]. La Bare exagère néanmoins un tantinet. Si l’on admet que Le centaure de dieu se déroule vers 1860, « cent vingt ans de présence territoriale » est un calcul quelque peu tendancieux quand on sait que la noble famille d’origine piémontaise a été naturalisée française en 1643. Sauf — et c’est probablement le cas — si La Bare et La Varende, par ce calcul, retiennent un tout autre fait territorial, à savoir que la commune de Chambrais n’a été rebaptisée Broglie et érigée en duché héréditaire qu’en 1742. La Varende a la dent dure… L’on croirait entendre Saint-Simon défendant ses privilèges. Justement. Louis de Rouvroy, deuxième duc de Saint-Simon. La Varende, qui lui a consacré une imposante biographie (M. le duc de Saint-Simon et sa comédie humaine), a probablement regretté que le célèbre mémorialiste ne fût point normand, ce qui lui aurait permis, lui aussi, de « faire briller sa province ». Relisons ce qu’il écrit en épigraphe à son ouvrage :
J’ai appris à lire dans Saint-Simon. Le petit duc fut pour moi un personnage familial, non par alliance mais par proximité. Il appartient au Pays d’Ouche ; la Ferté-Vidame en est à trois lieues et le duc voisinait chez nous : la Trappe, les Montmorency à Verneuil, les marquis de l’Aigle, M. de Saint-Louis, à nous toucher. [M. le duc de Saint-Simon et sa comédie humaine (Paris : Hachette, 1955), i].

À trois lieus ? D’où exactement ? Certainement pas du Chamblac qui se trouve à soixante kilomètres du château de la Ferté-Vidame ! Admettons que La Varende ne retienne que Verneuil — qui, de fait, n’est qu’à 16 kilomètres du château de Saint-Simon (et, donc, en effet, à environ trois lieux, l’endroit n’en demeure pas moins bel et bien dans l’Eure-et-Loir. En faisant, de la sorte, reculer de quelques kilomètres les frontières du Pays d’Ouche, La Varende annexe ainsi littéralement le mémorialiste de Louis XIV et de la Régence, faute de pouvoir le compter parmi les vrais personnages familiaux. C’est aussi faire oublier que la seigneurie de Saint-Simon, érigée en duché-pairie par Louis XIII, se trouve en Picardie et non en Normandie et c’est aussi masquer que Saint-Simon est né, non pas en Normandie, mais bien à Paris — où il mourra d’ailleurs Et puis, c’est, en outre, occulter que si le château de la Ferté-Vidame est dans la famille Saint-Simon depuis 1635, le mémorialiste ne s’y retirera vraiment qu’à partir de 1729, après la mort du Régent, et parce que peu ou prou en disgrâce à la Cour de Versailles.
Mais les Broglie ou les Saint-Simon sont loin d’être le paradigme du hobereau sur lequel vont se modeler les Anville, les Réville, les Galart, et autres Marville ou Vartot qui peuplent les romans de La Varende. Le châtelain de La Varende maintient ses terres et se maintient sur ses terres. Et c’est le seul vrai châtelain, pour tout dire. Il n’y en a pas d’autre. Et pour La Varende, il y a peut-être là comme une espèce de contre-histoire de France à écrire : « Je me demande », écrit-il en 1941, « si la plus juste histoire de France, celle qui a permis à la terre de vivre encore, ne serait pas l’histoire de la bourgeoise-noble, celle qui a su maintenir les demeures, les mœurs, les noblesses quand même ». Dans « Les derniers chouans », dont l’action est censée se passer en 1906, Béliphaire Gohier, paysan et fier de l’être, s’en prend, devant le hobereau Jacques de Galart, à ces prétendus châtelains, anciens ou plus récents, qu’il accuse, ni plus, ni moins de désertion :
Qui les reconnaitrait pour les petits-fils de leur grands-pères ? Paris a causé tout le mal ! Enfin ! Monsieur ! quelle autorité prendra-t-il, celui qui ne vient que quat’ mois l’an ? qui caponne au moment dur et nous laisse tout seuls dans l’hiver : « La boue, elle’ m’fait peur ! m’faut mon pt’it boul’vard ! Adieu, les gâs ! » Pas un cœur campagnard qui ne souffre en voyant se boucler si vite le château ! On sent double sa solitude et sa pauvreté. Nos anciennes familles font comme les horsains enrichis au négoce, qui achètent une « campagne », comme ils disent… Monsieur, on s’achète point la campagne, on l’hérite monsieur ! [Les manants du Roi 137].
La Bruyère, dans ses Caractères, se sera gaussé du noble de province, en brocardant sa pauvreté et sa sottise, et en le décrivant comme « oisif, ignorant, médisant, querelleux, fourbe, intempérant, impertinent » […] « inutile à sa patrie, à sa famille, et à lui-même […] occupé toute sa vie de ses parchemins et de ses titres qu’il ne changerait pas contre les masses d’un chancelier » [Jean de La Bruyère, Œuvres complètes. Edition établie et annotée par Julien Benda (Paris : Gallimard, 1951), 333-334.] Molière fera de même avec son Monsieur de Pourceaugnac, personnage ridicule au-delà de tout. Si, dans son Gentilshommes campagnards de l’ancienne France, l’historien Pierre de Vaissière a su démontrer en 1903, de façon convaincante, l’injustice de leur traitement depuis le XVIe siècle, La Varende, lui, va plus loin. Il montre à quel point la France ne serait rien sans cette aristocratie rurale. Ces « manants » sont ceux qui, penchés sur leur domaine, ensemencent, patiemment, génération après génération, leur bout de terre, faisant ainsi de La Normandie le joyau du pays. « [Que le château] soit au premier chef un agent de civilisation campagnarde, cela ne peut faire aucun doute. Tout le pays peut se relever et s’ennoblir d’un beau château. Améliorer ses cultures, sa tenue, ses mœurs même. »
Dans La Normandie en fleurs, ouvrage paru en 1950, mais rédigé pendant l’occupation, La Varende passe en revue les richesses de son pays, qui, peut-être, indique-t-il avec quelque tristesse bien perceptible, sont déjà de l’ordre des « minutes enfuis ». Ainsi va-t-il évoquer dans ce recueil de textes magnifiques, ces professions que certains citadins peuvent mépriser mais qui, à la campagne, constituent de véritables poches de résistance aristocratiques — dans le sens premier d’aristo, à savoir le meilleur, le plus noble : le garde-chasse (« les aristocrates du gardiennage », écrit La Varende, étant les forestiers, « des gens d’élite ») [La Normandie en fleurs (Paris : La Palatine, 1950), 25] ; le facteur, « vaillant toujours, souriant toujours, au service de la lettre, dans une abnégation très humble, mais grande pour qui veut se donner la peine de toucher au fond de l’esprit » [Ibid. 50]; le berger, mystérieux, impénétrable et qui, quand il rentre, l’hiver, dans les grandes fermes, souligne La Varende, « a sa place avant le premier valet, autour de la cheminée. Personne ne le moleste, ni ne raille sa manière. C’est incontestablement une puissance » [Ibid. 58] ; le curé de campagne, digne malgré sa pauvreté notoire ; le chaufournier, « seigneur de la chaux », ayant l’orgueil de son produit [Ibid. 118] ; le couvreur, « une manière d’oiseau de haut vol » et « les altitudes de nos charpentes lui confirment sa suprématie » [Ibid. 132] ; le charpentier, « grande et noble profession, la plus noble disait-on jadis » [Ibid. 145]. La Varende se remémore, à cette occasion, un de ces ultimes « maîtres d’hache » du pays : « [Il] promenait une belle figure Valois, rubiconde, au nez aquilin, aux joues fermes et longues, à l’œil pâle mais vif. Il restait d’une courtoisie raffinée, qui, comme celle des rois, graduait ses démonstrations […] Il portait un nom de maréchal de France, ce Ferdinand Clérambault, et on lui eût accordé sans grande imagination du sang bleu plein ses belles veines » [Ibid. 155] ; le forgeron et son aide, « des athlètes ». Et puis, enfin, pour clore son panorama, après avoir souligné la noblesse de divers corps de métier, le professionnel en tant qu’il est aristocrate à part entière, La Varende montre, à l’inverse, combien la situation de châtelain est, bien souvent, l’histoire d’une déchéance, d’un déclassement souvent inexorable et que la « vie de château » est une belle expression qui cache une réalité plus inquiétante, plus difficile et qui n’est employé que par des gens ignorant tout de la campagne :
Que ne suppose-t-on pas ! Que de paradis évoqués : facilités de toutes sortes, plénitude, farniente et ripailles. Jours bénis et nuits comblés. Hélas !
La Varende l’affirme haut et fort, non le château n’est pas un lieu de retraite. « Château égale sacrifice ». Si le grand seigneur a la facilité du carnet de chèque, écrit l’auteur de La Normandie en fleurs, le hobereau, lui, que l’on juge toujours plus riche ou plus pauvre qu’il ne l’est, doit apprendre à se débrouiller comme il peut : « Alors la vie devient plus paysanne que châtelaine. Le propriétaire doit exploiter lui-même, ce qui lui permet de durer ; il répare par les moyens du bord ; devient habile artisan. Plus de peintres, d’électriciens, à peine des maçons et seulement pour le gros œuvre »[Ibid. 186]. Etre châtelain, c’est « agir en homme de peine » écrit-il ailleurs. Il ne faut pas voir dans cette remarque une sorte de résignation au travail manuel qu’il conviendrait par ailleurs de mépriser ? Non point. « Hériter la campagne », pour reprendre l’expression de Béliphaire, c'est, entre autres, savoir utiliser ses mains. Un des héros de La Varende, Nicolas de Galart, a toujours avec lui, dans ses promenades quelques chiffons et un couteau afin de fouir et couper les épines noires qui prolifèrent dans le pays. Simone de La Bare, la femme d’Amélien, ne dédaigne pas jouer de la houe afin de sarcler les allées du parc. Désherber les allées, … seuls ceux qui vivent à la campagne savent de quel tonneau des danaïdes nous parlons. Le hobereau, s’il n’est pas un grand intellectuel est quelqu’un pour qui la terre n’est jamais sale. Voilà, pour La Varende, comment la France, et a fortiori, la Normandie, est devenue le « plus beau royaume sous le ciel » [Les manants du Roi 9] — par un souci diligent de chacun à tenir son terrain. Car de toutes les façons aux yeux de La Varende, si il y a la noblesse de et par la naissance — c’est un leitmotiv dans ses romans — la charrue, le marteau, le ciseau de charpentier, eux aussi, ennoblissent. Comme le marquis de la Bare le déclare à son piqueux dans Le troisième jour, il y a dans les environs, ce qu’il appelle du « vieux solage » et des « vieilles familles » paysannes certaines aussi anciennes que sa propre maison [Le troisième jour (Paris : Grasset, 1947), 133]. Elle sont « près du sang », dit-il, termes qui relèvent de l’élevage des chevaux et qui, pour La Bare ne peuvent pas être plus flatteurs. Soulignons ici, parce que c’est le moment, que, chez La Varende, noblesse ne veut toutefois point dire eugénisme ou pureté du lignage. La bâtardise est, pour l’écrivain, un des vecteurs essentiels de la noblesse. C’est ce qui lui permet de perdurer. La Bare l’a bien compris, lui dont le nom, en héraldique, renvoie à cette brisure — plus justement « traverse » — qui, sur le blason, distingue l’état de bâtard. Et, de toute façon, s’interroge le marquis, n’y a-t-il pas dans l’illégitimité de la naissance, un génie normand ? « La bâtardise ?... Et puis après ? Est-on normand ou pas ? Trois ducs bâtards, et le septième, le plus illustre, le Conquérant, fils d’Arlette et du tanneur de Falaise ? » [Ibid 154]] Oui, la noblesse est chose plus complexe que ce que l’on peut croire. Et il n’y a pas que la charrue qui puisse la conférer. Lorsque Georget apprend à La Bare que son parrain est un ancien maître de forge, la réaction du hobereau ne se fait pas attendre :
Impossible de trouver meilleure référence près du marquis. Son vieux goût de l’artisanat et de sa terre minière le ressaisissait :
— Mais c’est magnifique, enfant ! Sais-tu que ces ferrons-là étaient de vrais seigneurs ; qu’ils tenaient en richesse notre terroir âpre et difficile !
Le travail manuel est au nombre des valeurs que défend La Varende et être hobereau, c’est être manuel. En témoigne l’amour que portait La Varende pour les buis de son parc qu’il s’employait à tailler en pièces de jeu d’échec, y compris au cœur des bombardements de la seconde guerre mondiale. Dans Le Roi d’Ecosse, Breuce, qui nous apparaît d’abord en train de repeindre la statue du Bienheureux Montfort, jouit lui aussi de se mesurer ainsi avec le manœuvre et ne croit point ainsi déroger, car après tout, tout cela est une vieille, très vieille histoire : « Louis XVI, de ses mains royales, fignolait des serrures. […] Charles IX battait des épaulières et des rondaches sur son enclume, pour étouffer les cris de la ville » [Le roi d'Ecosse 10-11]. De même, nous rappelle-t-il, à « Vincennes, le grand Condé palissait des œillets, et, au Carmel, la duchesse de La Vallière, cousait des “grimaces” avec des chiffons, des paillettes et des lambeaux » [Ibid. 57]. Dans Nez de cuir, alors que Tainchebraye et Brives jouent aux échecs, le narrateur en profite pour nous expliquer l’origine de leur engouement :
Les échecs firent fureur en Normandie au retour de l’émigration, et c’est de Normandie que leur goût envahit Paris et la France. Le nombre d’échiquiers que possèdent encore les châteaux normands déconcerte. L’exil et ses inactions désespérés y eut sa part, mais aussi une curieuse manie des gentilshommes de ce temps : le tour. Jean-Jacques Rousseau avait prôné les occupations artisanales, mais aurait-t-il pu prévoir engouement pareil ! Chaque demeure contient son cabinet du tour, son capharnaüm. […] Des bibliothèques se consacrèrent uniquement à l’art circulaire et tranchant, où trônait (dans les maisons riches, Galart, Tainchebraye, Caumont), le fameux ouvrage du père Plumier, minime, L’art de tourner en perfection, in-folio, mi-latin ( !), mi français. [Nez de cuir 145].

Le château coute, financièrement, physiquement. Dans un texte de 1958, un an avant sa mort, La Varende dresse ce bilan: « Je considère que cette maison à qui j’a tant sacrifié, m’a complètement eu, désorganisé, envouté, presque abêti ». Oui, La Varende a payé de sa personne et ses mains patriciennes ont dû apprendre à jouer de divers outils pour sauver la maison et lui redonner sa splendeur passée. Et, oui, il lui a aussi fallu vendre des objets afin de payer les matériaux ou les artisans qu’il ne pouvait pas toujours émuler. La nouvelle qui s’intitule « Le lustre » montre bien à quelles extrémités l’on peut être réduit pour trouver l’argent qui fait défaut. Passé un certain stade, l’on est parfois, en effet, bien obligé d’avoir recours au brocanteur. Mais ces solutions ne suffisent pas toujours et l’on ne peut pas forcément comme La Varende, grâce à l’à-valoir d’un livre, refaire le toit d’une orangerie. La Varende le sait très bien, et le déplore :
Et ce sont des concessions navrantes. On n’habite plus une chambre sous le toit ; une suite de chambres ; puis bientôt une aile. On lutte mais l’ennemi atmosphérique est le plus fort, et l’humidité et la vétusté. La maison devient bien fragile. Quand un toit s’effondre, il est impossible de garder la face et l’on s’en va. Ou pis encore ; si la décision traîne, ce sont les jérémiades, les médisances sur la maison, considérée comme animée d’une méchanceté foncière, d’une sourde mauvaise volonté, et on la maudit. Pauvre maison qu’on avait tant aimée Il faut exploiter rien d’autre, et réellement pour réussir il faut s’y coller. Pas de demi-mesure : ce serait la ruine en trois ans ! [La Normandie en fleurs 186-187]
Et certains châteaux normands disparaissent ainsi. Le cas du Vaudreuil est un exemple parmi bien d’autres, fort nombreux — mais exemple suffisamment notable pour que La Varende s’y arrête :
Il vient, paraît-il d’être démoli de fond en comble, rasé par son propriétaire qui ne semblait pas pourtant un iconoclaste et sans aucune parenté avec la bande noire. L’aimable Edgar Raoul-Duval se serait-il senti dépassé? On assure que tout était à refaire, que les poutres flanchaient, que les pierres elles-mêmes souffraient. Quarante ans auraient donc suffi ? Dans ma jeunesse j’y fus reçu quelques heures par son père … qui l’aurait pensé ? Ce grand château à l’italienne comme Bizy mais d’une facture moins lourde, et des détails d’une recherche charmante. Avec le Bourg-Saint-Léonard [ …], c’était le plus beau modèle de l’époque Louis XV que nous ayons en Normandie. […] Comprenons : les Raoul-Duval l’avaient acheté, pourquoi se sacrifier à une maison qui ne tenait pas à la famille, et mieux vaut l’anéantir que l’avilir en la bazardant [Châteaux de Normandie 92-93].
Il faut nous arrêter sur cette dernière citation. En dépit de ce qui semble être de la compréhension, elle est en fait une attaque voilée. Si un Raoul-Duval peut prendre cette décision de raser le château en 1942-43, c’est parce qu’il n’y a, entre lui et la demeure, aucun lien, aucune attache. Et si les Raoul-Duval peuvent acheter, en 1874, ce domaine qui a appartenu, sans interruption, à sept générations d’une même famille, c’est parce que Marie de Montalembert, héritière du domaine, se sera ruinée à tenter de restaurer le château et qu’elle sera donc contrainte de vendre. Ce que dit La Varende, ici discrètement, c’est que l’argent permet de faire passer de mains en mains des maisons chargées d’histoire qui, faute de gens prêts à se sacrifier pour elles, finissent par disparaître. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les Raoul-Duval ne manquaient point d’argent. En outre, ce passage le souligne de manière explicite, c’est que le château a, après tout, peut-être ainsi échappé au pire. Car ce que signifie « bazardé » pour La Varende, ce n’est pas tant « être vendu à vil prix » que, précisément, être transformé en « bazar ». Pour l’écrivain, un château ne peut trouver sa survie « que par l’habitation et la mise en valeur » [Ibid. 27], et certainement pas par la corruption de sa destination première. La Varende est sans concession aucune :
Beaucoup de possesseurs actuels pensent faire leur devoir de bons pères de famille en se séparant des châteaux. D’autant plus que des possibilités nouvelles entraînent à la cession. Ainsi l’achat des plus vastes demeures par des groupements sociaux qui y placent des colonies de vacances ou des préventoria. Le vendeur espère que la demeure subsistera, suffisamment entretenue. Elle subsiste mais non sans souffrance, profanée, vouée au martyre. Tout le monde sait maintenant qu’il n’en reste que la carcasse, et, plus encore, qu’une perversion hideuse y succède à l’esprit généreux et bénéficiant qui l’animait. C’est la prostitution du château. [Ibid. 185]
Un des meilleurs (ou plus justement pires) exemples dans ce genre est, probablement, pour La Varende, le château des Nouettes, à Aube, château de la célèbre comtesse de Ségur, devenu justement « préventorium pour marmots », c’est-à-dire, en l’occurrence un institut médico-pédagogique [Par monts et merveilles de Normandie (Paris : Perrin, 1968), 232].

Château des Nouettes, Aube (61)
L’ironie est que ces châteaux, qui se prostituent à présent, sont parfois les mêmes qui l’ont échappé belle, il n’y a pas si longtemps. Car, en Normandie comme ailleurs, au lendemain de la Révolution, entre 1790 et 1830, a sévi la célèbre « bande noire », cette association de spéculateurs qui s’entendaient pour acheter à vil prix châteaux et abbayes, soit pour les occuper, soit, plus souvent, pour les débiter et vendre leurs matériaux au détail. Ainsi en a-t-il été des châteaux de Tillières et de La Mailleraye. Ainsi en a-t-il été du château de Saint-Paër dont il ne reste rien, pas même une gravure. Ainsi en a-t-il été de la Ferté-Vidame, du château du duc de Saint-Simon qui, déjà saccagé par les pillards en 1793 fut vendu à un certain Cadot-Villers en 1798 qui le mettra vite en pièce et, pour faire bonne muse, fera également abattre 31 000 arbres. « Ce qui fit encore plus de mal que la courte épilepsie révolutionnaire, fut la suite, la séquelle», écrit La Varende.
La Restauration consacra la Révolution ; la société ne se rétablissait point, ni la société religieuse, ni la société civile : sa maladie avait été trop forte ; ce ne fut qu'une fausse convalescence dans laquelle nous nous débattons encore avant la culbute définitive. La Bande Noire eut beau jeu, ces démolisseurs architecturaux ; les propriétaires, épuisés, leur livraient leurs murs. On dirait que, d'avoir abattu tant de magnificences, la France ne fût plus capable d'invention, elle qui avait créé tant de styles et mené l'Europe artistique. La niaiserie s’ajoutait à la jactance.[L'Abbaye du Bec-Hellouin (Paris : Plon, 1948), 20]
Balzac et Victor Hugo auront montré à leur façon, eux aussi, les ravages que fit cette « association sinistre » en liquidant, ce que La Varende qualifie comme étant « la plus noble part du patrimoine architectural français » [Par monts et merveilles de Normandie 30]. Et comprenons bien que cette bande noire était aussi constituée de gens qui, pour certains, bien qu’arborant une particule, ne méritaient en aucune façon, pour l’auteur de Nez de cuir, la qualité d’aristocrate. N’oublions pas que c’est le marquis de Dauvet qui s’employa à abattre le château de Navarre, près d’Evreux pour quelques écus sonnants et trébuchants.

Château de la Ferté-Vidame (28)
Et puis il y a tous ces autres châteaux qui ont souffert et péri pour d’autres raisons. Parfois bien mystérieuses. La Varende s’interroge : qu’est-il arrivé au château de Glisolles, « jadis aux Clermont-Tonnerre, et qui a brûlé dans de mystérieuses circonstances au début de la guerre de 39 ». On a parlé d’incendie volontaire pour y détruire des archives compromettantes » [Ibid. 34]. D’autres sources parlent d’un incendie qui aurait eu lieu lors de la Libération. Sans aucun doute, le fait est que la Seconde guerre aura été fatale à de nombreux châteaux et tous n’auront pas eu la même chance que Rasnes, déjà entrevu, qui, bien que sévèrement bombardé pendant la Libération fut reconstruit après la guerre. Pas de reconstruction pour le Château de Thury-Harcourt, « incendié », La Varende nous le rappelle, « par les allemands en 1944 » [Ibid. 47]. De même aucun sauvetage pour le château de Fontenay, lui aussi déjà mentionné, et que La Varende décrivait en 1937, comme « une de nos plus intéressantes demeures normandes ». Voilà ce qu’il en reste après les combats du débarquement. Il faut souligner que, sur ce chapitre de la Libération, La Varende a quelques anecdotes assez piquantes. Ainsi, alors que l’aviation alliée canarde la campagne à la fin de l’été 44, La Varende est des plus inquiets. Pour le château certes, pour ses habitants bien sûr, mais aussi pour un portrait de famille, celui d’un de ses ancêtres, un grand-oncle, Mgr François de Montmorency-Laval (1623-1708), premier évêque de Québec, déclaré bienheureux par le pape Jean-Paul II en juin 1980. La date est bien trop tardive pour que La Varende eût pu s’en féliciter, lui qui voyait dans le saint homme l’origine d’un certain miracle. Cet illustre ancêtre se trouve, en effet, par le truchement de son portait, au cœur d’un souvenir lié à cet épisode de la guerre :
Au Chamblac, le portait tient la place d’honneur dans le salon, sur un chevalet, ce qui n’est pas du temps mais le met en valeur, drapé dans un damas précieux qui est encore égratigné par les éperons des Fridolins. Quel recours, que d’oraisons jaculatoires au moment de la libération, quand les avions caracolaient sur nos têtes, exécutant une ronde de feu et d’acier ! Quelquefois, dix mitraillades dans une heure, sur le parc. Plus de soixante, en la journée du 18 août. « Oncle », suppliais-je, « ce sont vos Canadiens qui jouent ainsi avec la mort et l’incendie ; Oncle, sauvez la maison, votre portrait, vos deux tapisseries de l’Estrées, votre grosse vilaine montre d’argent si matutinale, et vos lettres .. Et aussi vos arrière-neveux, si, après, il vous reste quelque crédit. »
Pas une vitre cassée.
Et — qu’on comprenne l’émotion : quelques jours après, recevant des officiers canadiens en mettant tout par les écuelles, un major tomba en arrêt devant l’effigie du salon : « Mais c’est Monseigneur de Laval ! », cria-t-il à toute gorge — il avait été élevé à l’université de Québec. « Oui » répondis-je, tremblant, « nous sommes les derniers héritiers de cette branche-là… »
Ah, ce qu’on s’est embrassé ! [« Monseigneur de Laval-Montmorency, premier évêque de québec, Apôtre du Canada », in : Raymond Lelièvre, La Varende, dernier seigneur des Lettres (courantes : Edithor, 1963),111-112]
Notons que, grâce à la guerre, les châteaux furent aussi, du même coup, revalorisés. La Varende le souligne :
Jadis, ils ne comptaient que pour mémoire, c’est-à-dire pour rien […]. Mais les grandes destructions ont montré l’avantage de posséder encore des retraites. Et de retraites sûres, du moins relativement. Avec les guerres et la dernière surtout, le château servit de refuge, d’asile. […] Les châteaux devinrent des phalanstères familiaux, amicaux. On considérait comme des privilégiés, ceux qui pouvaient s’y confiner pour y trouver de la tranquillité, un confort de feu et de ravitaillement. […] Et ce furent les [demeures] les plus abandonnées qui primèrent, car celles-ci, privées de lumière électrique et d’eaux courantes, se virent dédaignées par l’occupant et ne connurent que des hôtes de bon aloi.
L’on pourrait se féliciter de toute cela, mais La Varende ajoute ceci : « Mais ce fut leur suprême effort. Sans réparation et surbondés, les châteaux ne résistèrent que juste ce qu’il fallait. Beaucoup en sont sortis inhabitables ». [La Normandie en fleurs 189-190].
Il y a également ces châteaux dont La Varende ne pouvait pas prédire le funeste sort. Ainsi en est-il du château de Romilly-la-Puthenay. Même si, sur la photographie qui orne la page 30 des Châteaux de Normandie, l’on sent confusément que la demeure n’est pas au mieux de sa forme (il avait lui aussi en effet souffert de l’occupation allemande), qui pouvait imaginer en 1958 — date de publication du livre — que ce « beau château Louis XIV au amples proportions et qui conservait encore de très fines boiseries relevées d’or » [Châteaux de Normandie 30] serait rasé en 1960.
Tenir, pour un château, est chose difficile. Et surtout si ceux qui y vivent n’y tiennent pas plus que ça. Entendons, qui le revendent à la première occasion. Et à chaque fois que La Varende note, en guise de commentaire, à l’occasion de ses périples à travers la campagne normande, que tel ou tel château a été vendu, l’on perçoit sans difficulté toute l’inquiétude de l’écrivain. Le nouvel acquéreur saura-t-il faire perdurer l’héritage des siècles qui s’y concentre ou le château n’est-il pour lui qu’une sorte d’adresse pour le marquer socialement ? Si c’est la seconde hypothèse, il y a fort à parier que la demeure aura à souffrir de celui qui, à la recherche d’une image, d’un privilège, d’un droit, ignore tout du château en tant qu’il est essentiellement devoir. Entre le château est le châtelain existe un lien complexe, ou l’un est le prolongement de l’autre est inversement. L’un modèle l’autre dans une dynamique exigeante et de très longue haleine.
La Varende aura aimé les châteaux normands. Et il les aura aimé peut-être plus que de raison. Il aura écrit sur eux de nombreuses pages qui témoignent de cet amour. Il aura écumé la Normandie dans ses moindres recoins pour les débusquer. Et dieu sait qu’ils sont nombreux. Et s’il s’intéresse aux plus beaux d’entre eux, il ne néglige pas les bâtisses les plus modestes, manoirs, brimborions, folies et autres maisons des champs. Il est certain que, quelle que soit leur taille, il ignorera les demeures du XIXe siècle pour préférer les bâtisses des XVIIe et XVIIIe siècles. Le XIXe, c’est à ses yeux trop récent, et il y a dans les demeures de cette époque, ou quelque chose de vulgaire ou une ambition qui ne s’est pas donnée les moyens de sa réussite. Ainsi en est-il, dans Indulgence plénière du fameux « château de la Sardine » :
Une maison carrée, dans la construction de laquelle la vieille qui l’avait fait édifier s’était montrée d’une telle économie, d’une ladrerie telle, que ses maçons en claquaient du bec. Elle les nourrit de sardines plus que de fricandeaux. Le nom en resta. D’enduit clair, et de murs si minces qu’on put à peine y accrocher des persiennes, on aurait cru qu’ils étaient en feuilles de zinc. Un toit aplati pour demander moins de charpente, et moins d’ardoises. […] Kersardine, car un des goujats bretons avait fait triompher son vocable, était « intime », était « chauffable » ; on n’habiterait pas dans une « caserne », mais on logerait dans un « pavillon ». Un « pavillon », rêve inavoué des modestes parvenus ! O délices des récureuses où tout peut scintiller, refléter, faire neuf ! (Indulgence plénière (Paris : Grassezt, 1951), 115-116.
Voici ce qui arrive quand un château normand se fait rebaptiser par un breton. Difficile de savoir à quoi pense La Varende ici ? Quelle demeure a-t-il en tête ? La seule à laquelle je puisse songer est, peut-être le château de La Vacherie, dans l’Eure. Véritable vacherie s’il en est, de transformer ainsi une vache en sardine, car le moins que l’on puisse dire c’est que la bâtisse de la Vacherie, bien que de proportions modestes, est loin d’être qu’un simple pavillon. Le vrai nom de Kersardine est, nous signale le narrateur, « le château des Rochers » [Ibid 118] : le nom est des plus cocasses, car c’est aussi celui du manoir de Madame de Sévigné à Vitré, en Ille-et-Vilaine. C’est probablement pour cela que M. Maret, un des protagonistes, dit dans le roman, avec un sourire, que « ça [lui] rappelle quelque chose » [Ibid.]). Et l’ironie est de taille, car le château de Madame de Sévigné est loin d’être l’exemple de la radinerie en termes de construction — bien au contraire !
Dans ces romans comme dans ses monographies sur la Normandie, La Varende aura fait de ses châteaux, bien plus que de simples décors ou des œuvres d’art, de véritables personnes, des êtres vivants pour lesquels l’on devine sans peine une authentique passion. Ces demeures se rattachent à ce qui chez lui relève d’une essentielle fidélité. Fidélité à l’histoire, au passé. Mais aussi fidélité royaliste. Car ces maisons viennent d’un temps où régnaient les rois de France. Et lorsque les arbres qui ornent les parcs de ces mêmes demeures ont été plantés sous Louis XIII et qu’une tempête les déracine, comme dans le si beau texte intitulé « La mort du chêne », ce n’est pas que des arbres qui tombent ainsi foudroyés, c’est toute l’histoire d’un pays ; point de facilité larmoyante dans cette nouvelle, toutefois, car le cœur de M. de Ghauville finit par bondir d’une juste fierté à l’idée que l’arbre tombé est le signe de la noblesse qui a servi, de la seigneurie qui a rempli son office.
On l’aura compris, La Varende est royaliste. Et le château, pour La Varende, est inséparable de son royalisme. Il est le tabernacle profane de l’Ancien Régime et c’est pourquoi La Varende exècre tellement la Révolution, qui osa s’y attaquer. Royaliste. L’idée politique peut sembler, pour le moins, des plus démodées, et peut-être aussi, pour certains, des plus inacceptables. Mais La Varende, pour sa part, était lui convaincu du bien-fondé de sa position. L’on peut légitimement considérer qu’un tel point de vue participe d’une forme d’aveuglement. Ou tout au moins d’un décalage avec ce qu’il convient d’appeler le réel. Or, justement, La Varende nous dit que « le château reste la seule manière de vivre près du réel ; [car] s’y maintenir est une perpétuelle “leçon de choses”, souvent amère » [Les châteaux de Normandie 10]. Et pour La Varende — il faut souligner ce point avec force et vigueur — le réel, ce n’est pas forcément le présent — le château étant, en quelque sorte, la survivance actualisée du passé. Un passé rendu tangible, de briques, de pierres et de moellons. Un passé qui n’a de cesse de se rappeler au présent pour celui qui veut voir et entendre.
Il nous faut être plus précis dans notre propos et courir le risque de ce qui, pour certains, constituera un énorme anachronisme. Reformulons la chose de manière provocante : La Varende est d’avant 1789. Son œuvre, immense, n’a de cesse d’évoquer avec nostalgie l’Ancienne Régime. Et même si l’action de nombreux textes semble avoir pour cadre la fin du XIXe siècle, tout conspire à mettre en scène le siècle d’avant, directement ou indirectement. Bonaparte et Badinguet peuvent bien suivre dans la liste des régnants, rien ne pourra, chez La Varende, occulter les XVIIe et XVIIIe siècles, et leurs monarques. Et ne parlons pas de la République, pour laquelle la comtesse de Bernberg a le plus grand mépris : « La République, ce mot qui lui représentait le désordre, les appétits déchaînés, un méli-mélo de folies, de gabegies, et de petites gens sales se prélassant dans les fauteuils dorés » [Pays d'Ouche (Rouen : Maugard, 1936), 45] Il ne s’agit pas ici de mettre, sans discrimination aucune, dans la bouche de La Varende les mots de la comtesse de Bernberg. Il ne s’agit pas de faire de cette protagoniste, modelée sur Mme de Breda Heerenberg, sa grand-tante, le porte-parole de l’écrivain. Mais, La Varende, comme Les La Bare et les d’Anville de ses romans, vient d’une autre époque — celle qui le rattache, en quelque sorte ontologiquement, à une autre étique et à une autre loyauté, en partie incarnée par le souvenir de la chouannerie normande. La Contre-Révolution, voilà le sujet souterrain de La Varende. Et l’on est loin de la veine républicaine de Balzac et de ses Chouans. Il ne vous surprendra pas d’apprendre que La Varende est l’auteur d’une biographie de Mademoiselle de Corday — oui de Corday d’Armont et non pas simplement Corday comme on le dit trop souvent — une « assassine normande de qualité » selon les termes de La Varende. Et ce dernier ne manquera pas d’inclure la maison natale de Charlotte dans son Par monts et merveilles de Normandie. Et pourtant, là, point de château : « On y sera intrigué par la pauvreté de la maison natale », écrit-il, « qui n’est qu’une petite ferme bien modique. Cela éclaire sur un autre aspect du gentilhomme rural […]. Voilà où en étaient réduits les cadets. » [Par monts et merveilles de Normandie 75]. Et puis, surtout, tout en haut du panthéon lavarendien, il y le marquis Marie Pierre Louis de Frotté, général en chef des armées royales de Normandie. La Varende n’a jamais écrit sa biographie de Frotté, mais il ne cesse d’y revenir, par petites touches, ici et là, dans ses romans ou nouvelles. Ses exploits hantent ses ouvrages. Tout cela peut semble curieux, mais, né en 1887, La Varende n’est, après tout, pas si éloigné de celui qui fut fusillé par les bleus en 1800 et dont la mémoire et les hauts-faits n’ont pas cessé d’être rappelés et transmis par la famille du vicomte et le voisinage normand de son enfance. Il suffit de relire, dans ses Contes sauvages, la fin du « Bouffon blanc » pour comprendre combien le personnage de Frotté, alias Blondel, a pesé sur l’imaginaire de La Varende, et nul doute, sur l’imaginaire normand tout entier (même si, de nos jours, il est probablement inconnu du grand public) :
Le chef extraordinaire disparu, tous se sentirent orphelins. Il régna dans le pays une morne stupeur qui dura, qui fut même remarquée avec une joie inquiète par ceux que rassurait ce trépas. On dit que les marchés normands, si gais et si vifs à l’ordinaire, connurent un étrange silence durant ce printemps-là. Les causeries et les ventes s’y firent à mis voix, à voix basse. Le chef avait emporté avec lui je ne sais quelle haute liberté, un peu de l’âme de cette partie de la province normande, qu’il intégrait avec sa beauté un peu distante, sa gaieté voilée, sa discrétion. On en parla toujours, en 1830, on dit qu’il allait revenir ; en 1880, des vieux hommes stylés par leurs pères, tiraient encore leur chapeau à son nom. On le connu jusqu’à la Grande guerre, où moururent toutes les légendes, en face d’une telle souffrance qu’elle n’a même pas créé de tradition. [Contes sauvages (Rouen, : Henri Defontaine, 1946), 121-122.
Et, pèlerinage oblige, pour La Varende, le château de Frotté, à Couterne, ne peut se lire que comme un perpétuel rappel de la mort sanglante du héros. La description qu’en donne l’écrivain est saisissante :
Puis, soudain, éclatant et un peu orageux, rouge et brun, sous le ciel de grès, Couternes et sa tache de sang.
Si château eut jamais une âme, c’est bien celui-ci ; même si l’on ne veut connaître les souvenirs, les évocations, les ombres, les fantômes qui envahissent le vallon, en raréfiant l’air, quelque chose est là de spécialement expressif, de plastiquement nécessaire. [Les châteaux de Normandie 173-174].
L’on notera à quel point le château vient cristalliser tout un imaginaire, si ce n’est toute une fantasmatique. Car ne perdons pas de vue deux choses. D’une part, Frotté fut fusillé, non à Couterne, mais à Verneuil. Et d’autre part, même si le château fut authentiquement un centre actif pour la chouannerie normande — comme le château de Tournebut (horriblement transformé pour ne pas dire mutilé depuis le XIXe siècle) —, il n’en demeure pas moins que Louis de Frotté n’y coucha qu’une seule nuit !
Si La Varende, dans une veine quelque peu romantique, veut parfois en voir plus que ce qui est montré, c’est que dans son esprit, ce temps d’avant, sans être forcément le bon temps, était le temps où vivre impliquait de facto quelques vertus. Le courage, l’honneur, et le sens du sacrifice. C’est ce qu’être aristocrate d’ailleurs veut dire pour La Varende — être un aristocrate, écrit-il dans Le centaure de dieu, « c’est précisément d’être généreux, puissant pour venir en aide, décidé pour agir vite et bien ; indifférent un peu pour ne point garder rancune ; courageux pour mourir … et faire croire aux gens que c’est facile de mourir ». L’idée est réaffirmée dans Le roi d’Écosse : « vivre en aristocrate, c’est jouir mais se sacrifier ; vivre en bourgeois, c’est jouir, et ne jamais se sacrifier ». Dans ces conditions, comment un bourgeois pourrait-il être châtelain ? Lui qui veut partir en vacances, y compris en s’arrêtant en chemin (ô ironie !) dans des relais châteaux ? Peut-on lui en vouloir, remarque La Varende, alors que même les fils de châtelains, s’embourgeoisant, finissent par préférer « les plages et les voyages divertissants » ? Ces fils qui ne viennent au château familial que par nécessité et dont le comportement laisse songeur :
Quand on manque d’argent on vient chez le vieux pour y bâiller et finir par lui rendre odieuse à lui-même à lui-même sa maison en débinant tout. Le « vieux » espère-t-il y mourir qu’il ne le pourra. On l’embarquera tout de suite, avec les meilleurs intentions, pour la clinique ou l’hosto.
Comme La Varende le souligne dans L’homme aux gants de toile, c’est avec la fin de la monarchie qu’ont disparu toutes ces valeurs : « Belle chose que l’Ancien Régime, qui ennoblissait, quand celui-ci démocratise. Jadis on faisait de l’aristocratie avec du peuple ; aujourd’hui, du peuple avec de l’aristocratie. » Dans « Les derniers chouans », Béliphaire, le régisseur du domaine, n’est-il pas le meilleur exemple de paysan-aristocrate, de celui qui, au final, se veut plus royaliste que le roi et qui pourrait donner des leçons de noblesse ? Jacques de Galart, lui, en est convaincu : « Quelqu’un pouvait-il avoir plus de ”race” que ce Béliphaire : posséder plus naturellement ce mélange d’élégance mâle, d’abandon et d’autorité à la fois ? […] Ah pensait Jacques, quel est le seigneur, de nous deux ? … Oh lui ! sans doute ». [Les Manants du roi 136-137]. Ici s’inverse la hiérarchie présumée entre hobereautaille et paysannerie. Ici se redéfinissent également l’essentielle consubstantialité et interdépendance des deux ordres.
La Varende, tout au long de son œuvre, n’aura de cesse de revenir sur la nostalgie qui est la sienne de cette époque où ce sont les paysans eux-mêmes qui sauvent la tradition et, par là même, le patrimoine nobiliaire. Le père Lefebvre, dans Le Cavalier seul, achète ainsi, à la Révolution, le château du marquis d’Anville, dans le seul but de lui restituer, sa fille Hermance épousant alors le châtelain alors rétabli dans ses droits. L’on peut croire que tout cela n’est que roman et romance, pour ne pas dire pur phantasme. Cela serait une erreur. L’on a connu bien plus remarquable, en Normandie ou ailleurs — y compris en Bretagne : lorsque le vicomte de La Bélinaye émigra, sous la Révolution, son château fut vendu, comme bien national, à un prêtre constitutionnel qui, après la tourmente, le restitua à la famille qui devait le conserver jusqu’en 1920. La Varende cherche à le démontrer à toute force, la Révolution en Normandie, ce n’est pas du tout ce qu’on croit:
le peuple aimait ses nobles. Sans aucun paradoxe, un fait est là qui le prouve ; une enquête approfondie permet de croire qu’il n’y eut guère de châteaux pillés ou brûlés que les très importants, tels que la Ferté-Vidame ou Broglie, et encore par des bandes urbaines auxquelles les paysans, prévenus trop tard, firent une de ces conduites de Grenoble dont les fossés furent pleins, les haies puantes et les routes charnues.
Encore autre chose : au moment où les vieux comptes pouvaient se régler, presque tous les seigneurs détrônés furent élus maires de leur apanage et continuèrent ainsi leurs seigneuries. Au Chamblac, notre oncle, le comte de Bonneville-Chamblac, maire ne fut emprisonné qu’après le meurtre d’Enghien, pour avoir prononcé : “Le Bonaparte est décidément un sanglant paltoquet.” Il résilia ses fonctions municipales, fit faire un tour à la prison d’Évreux; puis revint à ses administrés. [Nez de Cuir 31]
Certains verront là une forme de naïveté. Peut-être. Mais, d’un point de vue strictement historique, La Varende est dans le vrai : Bernard Bodinier a pu le montrer très récemment, « [la Révolution] n’a pas détruit de châteaux en Haute-Normandie (un seul dans l’Eure et pas davantage en Seine-Inférieure). » [Jean-Paul Hervieux et al. (dir.), Construire, reconstruire, aménager le château en Normandie, Caen, Annales de Normandie, 2004]
Un autre point est également indiscutable —et je conclurai ainsi : La Varende n’aura de cesse de nous montrer que le château est peut être l’un des moyens laissés à l’esprit pour s’élever au dessus d’un quotidien dévalué, corrompu si ce n’est sordide. Parce que, dans le château, l’architecture s’élève au rang de l’art le plus abouti, la demeure invite à transcender le quotidien, à oublier, entre autres, les factures de chauffage ou les fuites entre les ardoises. Le château est, pour La Varende, la garantie d’un autre réel dans lequel la fiction ou le mythe peuvent coexister avec l’ordinaire et le prosaïque parfois frelaté de l’existence. Le respect des pierres d’un autre âge empêche l’auto-apitoiement stérile et invite à la remise en perspective de l’être. Lorsque se fait entendre le château, lorsqu’il se fait entendre y compris dans ses souffrances, impossible de s’écouter soi-même. Mais, paradoxalement, c’est précisément parce qu’il opère cette ouverture et cette transcendance que le château permet à l’homme de devenir le grand architecte de sa propre vie afin d’en faire, en retour, une œuvre d’art.
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