LE dossier du mois
avril 2020


Non, l'orgue mécanique n'a pas toujours été de Barbarie !
Survol chronologique pour apprécier les automates musicaux

Philippe Crasse


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Philippe Crasse a tout au long de sa vie professionnelle pansé les automates. Né le 23 Janvier 1951, il fonde, avec son épouse Eve Chaillat, la Manufacture Traditionnelle de Limonaires et d'Orgues de Barbarie Le Ludion, rue Fermat à Toulouse, en 1976. Outre la création d’instruments de spectacle et de leur répertoire, l’activité de cet atelier de 9 compagnons est tournée vers la restauration d’instruments automates pour les collections publiques et particulières, françaises et étrangères. Le label Entreprise du Patrimoine Vivant lui est décerné par le ministre Renaud Dutreil en 2006, et il est renouvelé depuis.

A partir de 2007, le maître artisan d’Art met au service de la communauté son expérience et son expertise en acceptant de démêler quelques affaires devant la Cour d’appel, en témoignant de l’authenticité des pièces de collection ou en les valorisant pour en dresser un catalogue d’inventaire dans le cadre de successions.

Membre puis administrateur de compagnies d’experts, il s’est ainsi orienté vers la transmission de ses connaissances à travers écrits et conférences. De nombreuses récompenses émaillent son parcours professionnel, mais celle qui fait sa fierté, c’est l’étincelle de joie qu’il a su allumer dans le cœur de chaque amateur tout au long de sa carrière.

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Joueur d'orgue à Paris. Calotype de Charles Nègre, vers 1853, Coll. BNF

Illustration tirée de Le diverse et artificiose machine,
Agotino Ramelli, Coll. BNF

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De la haute antiquité au Moyen Âge

L’histoire des automates prend sa source dans les origines de l’humanité, dès que le magicien, le guérisseur, ou le manipulateur veut asseoir son pouvoir sur les siens.

Par la vigueur de l’expression, le masque articulé frappe ainsi l’imagination et les statues dictent l’oracle à travers la bouche du prêtre. Les Égyptiens nous ont légué diverses figures animées, le
Boulanger pétrissant sa pâte (Louvre) ou le Paysan au travail (New York Museum). Lors du rituel funéraire, elles suppléent à l’absence de l’être, simulant la vie après la mort.

Durant l’Antiquité grecque, romaine puis byzantine, les savants s’exerçant à la construction de machines étudient aussi bien la médecine, que les mathématiques et la physique. Leurs créations utilisent des mécanismes très simples : leviers, poulies, vis, ressorts et systèmes hydrauliques, ainsi les organons mentionnés par Hérodote et par Aristote. Il faut retenir trois noms, témoignant d’un courant de pensée fructueux : Ctésibios, vivant à Alexandrie dans les siècles précédant l’ère chrétienne, Philon de Byzance, 230 avant J.-C. et Héron d’Alexandrie, 125 avant J.-C., à qui nous devons un
Traité des Pneumatiques.

Avec ces auteurs, la clepsydre ou horloge hydraulique se voit enrichie d’oiseaux chanteurs et de dispositifs produisant des sons de trompettes ; des siphons, des fontaines merveilleuses sont dessinés pour embellir les jardins. Les techniques d’animation s’améliorent.

À Rome, Pétrone, Ovide ou Plutarque nous relatent l’usage d'automates lors de festins : « ils invitent au banquet de la vie qu’à tout instant la mort peut interrompre » (Pétrone,
Satyricon, XXXIV.)

Ces chercheurs restent les précurseurs des compilateurs de
Théâtres de Machines de la fin du Moyen Âge à la Renaissance, puis des écrivains scientifiques qui apparaissent dès le début du XVIIe siècle. Leur propos, en appliquant ainsi leur ingéniosité à la science, est de résoudre les problèmes de physique les plus variés en divertissant. Beaucoup d’appareils relèvent de l’imaginaire et s’avèrent irréalisables. D’autant que la technologie de l’époque n’en permet pas une réalisation efficiente et que, dans la plupart des cas, les contemporains n’en ressentent pas le besoin.

De plus, le choix d’objets anthropomorphes pour leurs démonstrations est fait pour captiver l’intérêt de leurs disciples et mieux les soumettre à leur pensée. Ces savants ne sont pas perçus comme des
ingénieurs, on les appelle thaumaturges, littéralement faiseurs de prodiges.

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Horloge aux paons d'Al-Djazari. Tirée du Kitāb fī ma 'rifat al-ḥiyal al-handasiyya, Syrie, 1354. Gouache réhaussée d'or et d'argent. Coll. Arts de l'Islam, BNF

Les arabes vont œuvrer dans le même esprit, transmettant le savoir, enrichissant les techniques. Il est à noter que, si leur religion interdit toute représentation des figures humaines et animales, ils construisent cependant des clepsydres avec personnages mécaniques.

Leur plus importante compilation, Le Traité des Automates d’Al-Djazari, datant de la fin du XIIe siècle, décrit différents mouvements hydrauliques animant des personnages.

Illustration tirée de La Macchine de Giovanni Branca – BNF.
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Avènement de l’instrument programmable

Le Moyen Âge connaît un grand brassage des cultures juive, chrétienne et musulmane, avec les guerres et les croisades, mais aussi grâce à des mécènes en Espagne et en Sicile, tel Roger II (1130-1154).

Par un jeu d’équilibre, le goût pour les pièces à mécanisme en Orient coïncide avec l’aménagement du jardin merveilleux d’Hesdin pour Robert d’Artois (1295) et l’Occident connaît un premier engouement pour les automates qui va permettre à l’horlogerie de se développer. L’Église ne manque pas de faire appel aux horlogers pour la présentation des Mystères, renforçant le sacré grâce à l’illusion.

L’imagination du Moyen Âge, nourrie des textes des Byzantins, nous offre la description de personnages en armes, actionnant leurs machines de guerre, de chevaliers d’airain sonnant du cor, entourés d’animaux symboliques, tels cerfs et oiseaux. Ainsi apparaissent, presque simultanément dans toute l’Europe, les carillons de clocher, dotés de jacquemarts : à Londres en 1286, Strasbourg 1352 et Paris en 1370. Mis en œuvre par des cylindres hérissés de goupilles que l’on pouvait déplacer pour varier la composition des airs, ce sont les ancêtres directs de la musique mécanique. L’invention du cylindre pointé remonte au moins à cette époque.

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Jacquemart sur la façade occidentale de la tour de l'église Notre-Dame de Dijon. Après la victoire de Roosbeke, le 21 Novembre 1382, Charles VI décide de détruire et brûler le symbole de la résistance flamande. Le duc de Bourgogne prend sa part du butin. Il s'empare d'un « horoloige qui sonnoit les heures, un des plus beaux qu'on sût deçà ni delà mer ». Il la fit démonter et l'offrit à Dijon, sa capitale. Elle sera installée en 1383. Cliché de l’auteur.

Diable automate - Pinacothèque du Castello Sforzesco, Milan. Cliché de l’auteur.
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La Renaissance

Avec la Renaissance, la curiosité renvoie les savants à l’étude des textes anciens, latins et grecs, tant scientifiques qu’artistiques. Les
Pneumatiques de Héron sont traduits en différentes langues européennes et publiés dès le début du XVIe siècle.

L’esprit du temps veut que tout, y compris le corps humain, soit comparé à un agencement mécanique. C’est ce qui apparaît dans les dessins anatomiques de Léonard de Vinci (1452-1519) qui imagina d’ailleurs différents
automates, tout comme Rabelais, qui invente le terme dans son Gargantua.

La passion pour les mécanismes rejaillit. Cependant, il ne s’agit plus pour les ingénieurs de reprendre les descriptions des Alexandrins, mais de leur trouver une application en les perfectionnant du point de vue technique, alors que sur le plan esthétique, nous assistons plutôt à une surcharge.

Enfin une littérature originale sur les instruments à mécanique voit le jour au XVIIe siècle. Il s’agit notamment des livres de Salomon de Caus
Les Raisons des forces mouvantes (1615), de Robert Fludd, De Naturae Simia, Tractatus II (1618) et du Musurgya Universalis que fait paraître en 1650 le père jésuite Athanasius Kircher.

Ces précieux ouvrages décrivent les principes qui animeront tous les instruments de musique mécanique jusqu’à nos jours ; les cylindres goupillés lèvent des marteaux qui percutent des cordes, ouvrent des soupapes qui donnent le vent à des pipes d’orgue, mettent en vibration des lames d’acier ou de bronze.

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Jeu de table, N
eptune au toton de Leodegar Grimaldo, 1626. Il figurait aux banquets offerts par les Ducs de Wurtemberg. La hotte emplie de vin, ce jeu parcourait la table en évitant les chutes grâce à un ingénieux système d'arrêt. Après un parcours aléatoire, il s'arrêtait devant un convive. Celui-ci devait alors lancer le toton hexagonal que l’automate tient dans sa main et accomplir l'un des ordres gravés sur chaque facette. Primitivement objet d’apparat, il devient objet de curiosité dans la vitrine d’un collectionneur au milieu du XIXe siècle, puis est entré récemment dans l’inventaire du Museum für Kunst und Gewerbe de Hamburg.


Frontispice du M
echanica Hydraulicopneumatica
de Gaspard Schott. Coll. BNF.

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Des jouets de Prince à la Serinette

Salomon de Caus se mit au service de la Reine Anne d’Angleterre, du Prince Charles, de Richelieu mais surtout de Frédéric, l’Électeur Palatin. Les grands de ce monde raffolent des jeux d’eau : dans les jardins princiers et royaux, les machines hydrauliques et pneumatiques commandent des fontaines et des orgues ornant des grottes où des personnages mobiles chevauchent des dauphins, tout cela dans le goût italien, tel que Montaigne l’a dépeint dans son
Journal de Voyage lors de sa visite des jardins d’Este, à Tivoli.

Jusque-là, les automates sont encore de conception hydraulique. Grâce à l’application du ressort remplaçant l’action du poids, nous assistons à une évolution — en particulier une miniaturisation de l’horlogerie. Dans le courant du XVIIe siècle, elle devient exclusivement mécanique.

Ce nouvel art de construire des pièces à musique trouve son rayonnement auprès des maîtres de Nuremberg et d’Augsbourg. Les familles les plus fortunées commandent des œuvres variées caractérisées par l’ingéniosité souvent amusante de leurs combinaisons, par la perfection de leur ciselure et la précision de leur mécanisme.

Exécutées en exemplaire unique, parfois pour les grands mandarins de l’Empire Céleste, certaines s’offrent encore au plaisir de nos yeux, telles la
Diane Chasseresse (Metropolitan Museum de New York) ou les prestigieuses réalisations de Hans Schlottheim : la Tour de Babel (Grünes Gewolbe de Dresde) et la Nef de Charles Quint (Musée de la Renaissance d’Écouen.)

Le XVIIe siècle nous a légué des pièces animées relevant de l’orfèvrerie. Le XVIIIe voit paraître les premiers androïdes mécaniques, automates à figure humaine, imitant le plus possible la créature vivante.

Les réflexions de Rabelais et de Léonard de Vinci sur la machine humaine ont trouvé leur aboutissement dans la philosophie de Descartes. Les constructeurs d’automates illustrent la théorie des êtres machines d’Offray de la Métrie.

Deux parmi les plus célèbres : influencé par les recherches anatomiques du chirurgien Le Cat, Jacques de Vaucanson, (1709-1782) inventeur et mécanicien français, réalise un flûtiste, un berger joueur de tambour, mais surtout le fameux canard reproduisant toutes les fonctions organiques de l’animal afin, non de divertir, mais de démontrer l’intelligence d’un mécanisme biologique.

Char du Triomphe de Minerve. Pendule à automates attribuée à James Cox
Cité Interdite – Pékin. Cliché de l’auteur.
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Le Suisse Pierre Jaquet-Droz (1721-1790) et son fils Henri (1752-1791) hommes très cultivés, philosophes, horlogers et techniciens, font la renommée de l’industrie horlogère neuchâteloise en présentant trois androïdes atteignant une grande qualité d’émotion : la musicienne, le dessinateur et l’écrivain. À la cour de Versailles, de Madrid ou de Londres, dans le Yuen-Ming-Yuen (ensemble de palais à la mode occidentale initié par l’empereur Qianlong, communément connu sous le terme générique de Palais d’Été) de l’Empereur de Pékin, ils émerveillent leurs contemporains ainsi qu’ils continuent de le faire aujourd’hui encore, au Musée d’Art et d’Histoire de Neuchâtel.

Mécanisme du dos du Turc joueur d'échec de Van Kempelen – BNF.

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À l’opposé, l’instrument de musique mécanique le plus répandu, pour le plaisir des moins fortunés, est un orgue de très petites dimensions, portant quelques sifflets d’étain, d’une simplicité gracile qui en fait tout le charme : la serinette. Son industrie se développe à Mirecourt où elle va rester vivante pendant plus d’un siècle.

Les avantages de cet instrument ? Le cylindre de bois picoté, noté pour plusieurs mélodies, peut être changé aisément pour un autre ; voici qu’il devient possible de choisir sur catalogue parmi un répertoire d’airs à la mode, les mélodies que l’on veut apprendre à ses serins des isles canaries, Ce loisir qui consiste à enseigner des airs de musique aux oiseaux est très en vogue au début du XVIIIe siècle. D’où l’expression seriner.

Il faut voir là les effets de deux publications récapitulant les avancées de la facture d’orgue. En 1775, le Père Joseph Engramelle résume toutes les indications nécessaires à la notation dans la
Tonotechnie ou l’art de noter les cylindres, indications reprises dans le maître ouvrage L’Art du Facteur d’Orgues de Dom François Bedos de Celles, édité en 1778. Bien qu’il existe une littérature plus récente sur le sujet, c’est toujours le Dom Bedos qui fait référence chez les facteurs contemporains.

L’élevage des oiseaux et leur apprentissage du chant trouvent leur zélateur en la personne du Sieur Hervieux de Chanteloup, qui rédige à destination de la princesse de Condé son Traité des serins de Canarie, contenant la manière de les élever & de les appareiller, pour en avoir de belles races ; avec des remarques sur les signes & causes de leurs maladies, & plusieurs secrets pour les guérir. Edité à Paris dès 1705.

Tabatière de poche. Musique à plateau jouant 2 airs par déplacement vertical du disque, vers 1810. Cliché de l’auteur.
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Les progrès de la notation

La science nouvellement théorisée par le Père Engramelle, la tonotechnie, permet de retranscrire par cylindre interposé les mélodies dans toute leur finesse. Les noteurs exercent leur art dans tous les genres musicaux, de l’opéra à la variété en passant par la musique liturgique. Il ne s’agit pas simplement de transposer la partition mais bien de faire un arrangement mettant en valeur l’instrument autant que la partition.

De telles possibilités ouvrent des perspectives aux constructeurs et de nouveaux instruments jaillissent de leur imagination.

En 1796, Antoine Favre, horloger à Genève — ville alors indépendante —, invente son « carillon sans timbre ni marteau ». Il ne mécanise pas un instrument qui se jouait à la main, il crée une pièce dont l’organe sonore n’est comparable à aucun autre. Il réunit des lames d’acier de différentes longueurs, les ajuste devant un cylindre goupillé qui, en tournant, les met en vibration.

Boîte à musique de poche, dite tabatière. Mouvement primitif en chevron et à lames séparées, vers 1820. Cliché de l’auteur.

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Les premières pièces, fabriquées avec cinq, sept puis neuf lames sont placées dans des bijoux, des cachets, des tabatières. Au XIXe siècle, lorsqu’elles occupent la majeure partie des horlogers dans le Jura suisse, à Sainte-Croix et L’Auberson, des pièces de toutes grandeurs avec des claviers de plus de cent cinquante lames, en une ou plusieurs parties, jouent jusqu’à douze et seize mélodies sur le même cylindre. Les noteurs s’ingénient à créer des effets, par exemple de notes tenues par le jeu rapide de lames de même ton, « effet mandoline », ou des « effets d’expression » par la présence de deux claviers de force inégale. Certains introduisent des effets d’accompagnement par l’adjonction de jeux d’anches, appelés voix-céleste, puis de flûtes.

Ils puisent leur inspiration dans les airs d’opéra et les « boîtes à ouvertures » — avec parfois des cylindres de fort diamètre permettant deux airs au tour - sont parmi les plus appréciées.

Tous ces perfectionnements sont d’abord faits à Genève, où cette industrie reste prospère jusqu’à la fin du XIXe, ainsi qu’en témoignent aujourd’hui les pièces de : Brémond, Nicole, Lecoultre, Allard, Langdorff, Billon, Rivenc dans les grandes collections.

Orgue de Salon de Mirecourt à cylindres et automates, 1er quart XIXe siècle. Cliché de l’auteur.
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Parallèlement, des orgues mécaniques plus élaborés sont mis au point avec l’adjonction d’anches et de percussions.

Le hollandais Thierry Nicolas Winkel (1780-1826) conçoit un instrument d’une complexité remarquable : le choix et le déroulement des cylindres, aléatoire, permet des variations infinies telles qu’en serait capable un compositeur, d’où son nom, le Componium. Nous devons sa sauvegarde au Conservatoire Royal de Bruxelles.

De même, Johann Maelzel (1772 - 1838) construit le « Panharmonicon » appareil d’une formidable puissance, imitant par des effets sonores nouveaux, les violons, les instruments à vent et les percussions. Beethoven compose, à son intention, la symphonie 1813 dite La Victoire de Wellington.

En-deçà des œuvres historiques qui ont fait la réputation de la musique mécanique, le début du XIXe siècle voit se multiplier les petits facteurs proposant à une clientèle de plus en plus nombreuse une grande variété d’instruments : des orgues de salon, avec cylindres notés de quadrilles et de mazurkas, des orgues de barbarie souvent surmontés de scènes animées par de petits personnages en bois sculpté et peint. Il devient possible de danser sans orchestre ; les orgues appellent au divertissement.

Les automates à musique ne symbolisent plus les privilèges de quelques-uns. La recherche du plaisir métamorphose le besoin de merveilleux. La musique mécanique s’installe dans les maisons bourgeoises, mais elle descend aussi dans la rue.

Ainsi se profile l’ère industrielle.

Orgue de Barbarie à cylindre des Ets Gavioli à Paris, vers 1867.
42 touches, 3 jeux et 11 trompettes. Façade marquetée – coll. Privée. Cliché de l’auteur.

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Les folles inventions du XIXe siècle

Dans le courant du XIXe siècle, nous allons assister, d’une part, à la mécanisation systématique de tous les instruments et, d’autre part, à l’application de nombreuses idées novatrices dans le domaine de la programmation.

Une évolution capitale consiste à remplacer le cylindre, complexe à cause des goupilles qui le hérissent, par des bandes de cartons perforés constituées de volets articulés, facilement pliables et transportables ; à l’instar des métiers à tisser Jacquard, breveté en 1801. Autre avantage, le « livret » de carton peut avoir la longueur nécessaire pour reproduire intégralement la partition.

Ainsi de l’Autopanphone de Claude-Félix Seytre (1842) au Cartonium de Joseph-Antoine Testé (1861), en passant par la Machine à Musique à feuilles perforées de Jacques de Corteuil (1852), « le procédé fera son chemin et détrônera les couteux et encombrants cylindres des instruments mécaniques » (extrait d’une conversation entre le luthier Auguste Tolbecque et le facteur d’orgues Barker, lors de l’Exposition Universelle de Paris en 1855).

C’est en 1892 que les Gavioli, italiens originaires de Modène et installés à Paris, déposent un brevet pour commercialiser ce procédé. Il reste bien entendu que cette innovation ne leur appartient pas puisque des orgues fonctionnent à cartons perforés avant cette date. Ce système inspiré par les métiers à tisser mis au point par Basile Bouchon (dès le début du XVIIe siècle), Vaucanson puis Jacquard, relève du principe binaire conçu au début du XVIIIe siècle par le philosophe et mathématicien Leibniz, lui-même reprenant le concept d’un antique empereur de Chine.

Dans le même esprit d’amélioration du support musical et dans un souci d’industrialisation, Paul Lochmann remplace le cylindre de boîte à musique par un disque amovible, en métal perforé. Sur la face intérieure, des becs repliés au niveau de chacune des perforations jouent le rôle des picots du cylindre. Née à Leipzig, l’industrie des boîtes à disques prend son essor à la fin du siècle avec la Maison
Polyphon qui produit industriellement et exporte dans le monde entier. Ces appareils au répertoire facilement interchangeable et munis de monnayeurs conviennent particulièrement aux lieux publics.

C’est ainsi que certains modèles, non seulement gratifient le client d’un air de musique, mais encore distribuent du parfum, un cigare, une sucrerie ou… un sachet insecticide pour le protéger des poux.

Il n’y a pas que des améliorations probantes… Parmi la multitude de brevets déposés pour automatiser ou programmer des instruments, beaucoup témoignent d’un esprit tarabiscoté et des mécaniques extravagantes sont commercialisées présentant le désagrément d’être peu fiables et vite démodées ; ainsi l’organette nommée
Hérophon lit des plaques carrées de carton perforé, fixes, sur un mécanisme tournant.

Il faut dire que la concurrence est rude car la production et la diffusion de ces modestes organettes s’accroissent considérablement ; le but est de mettre à la portée de toutes les bourses des modèles allant de 16 à 24 notes, plus mélodieux, puis à 36 notes plus sophistiqués ; leurs programmes utilisent une grande variété de supports sous toutes les formes : le zinc en couronne ou bande continue, le papier en rouleau, le carton perforé en disque ou bande continue…

Cette profusion témoigne d’une industrie florissante où la concurrence se fait rude entre les marchés des différents pays d’Europe et d’Amérique du Nord. C’est par leur ingéniosité fantaisiste que de telles pièces retiennent notre curiosité ; plus que par leur qualité musicale.

Carte postale, 1920 - Enfant jouant avec un Ariston
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Elles sont l’expression de l’esprit industrieux du temps. La recherche s’applique systématiquement à rendre plus agréable la vie pratique ; certaines inovations ont trouvé un débouché provisoire avec la musique mécanique et vont être retrouvées et ré-exploitées différemment de nombreuses années plus tard.

Automate Pierrot à la Lune de Gustave Vichy, vers 1880. Coll. Privée. Cliché de l’auteur.

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L’Âge d’Or

La tradition des automates se perpétue avec Jean Eugène Robert-Houdin (1805-1871) Maillardet (1748-1834), Pierre-Louis Stevenard et Carl Fabergé (1846-1920). Certes l’horlogerie pleinement développée permet aux créateurs d’exprimer leur génie.

Cependant, le choix de ceux qui construisent tout au long du XIXe siècle et même au début du XXe, les Théroude, Roullet, Bontems, Vichy, Decamps, est de produire des pièces de charme et de divertissement au lieu d’œuvres historiques plus horlogères.

Voici venu l’âge d’or de la musique mécanique parce qu’elle synthétise les désirs d’une société prête à explorer tout le champ de ses possibilités d’expansion économique, industrielle et culturelle.

À ce moment de son histoire, elle va atteindre son apogée avec un nouveau perfectionnement qui répond aux exigences des mélomanes avertis et qui lui ouvre l’audience du grand public. Or c’est bien là l’ambition des constructeurs.

Cabinet Welte Mignon. Piano reproduisant le jeu des grands pianistes de la fin du XIXe et début XXe siècle. Coll. Privée. Cliché de l’auteur.
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En 1875, apparaît un système nommé Pianista : ensemble de leviers actionnés par des soufflets ajustés sur le clavier du piano pour venir frapper les touches comme des doigts. Un carton perforé met en œuvre le tout.

D’une esthétique lourde, l’adaptateur doit être enlevé et réglé à nouveau chaque fois que l’on veut jouer le piano ; aussi ce système est-il rapidement logé à l’intérieur et la musique notée sur rouleaux de papier.

Dix années se passent dans un foisonnement de brevets, avant que toutes les variables ne soient standardisées : dimensions des rouleaux, vitesse de défilement, emplacement des nuances sur le lecteur et la firme Æolian sort un modèle très au point, le Pianola qui fait sensation aux États-Unis comme en Europe.

Toutes les grandes maisons, Erard, Steinway, Gaveau, Bechstein appliquent le système pianola à leur fabrication. Deux noms dominent la facture instrumentale issue de ce procédé : Hupfeld de Leipzig développe le pianola jusqu’à l’
orchestrion, appareil combinant piano, jeux d’orgues et percussions. Elle construit entre autres le fameux Phonolitz Violina couplant piano et violon automatique. La maison Welte & Fils à Freibourg im Breisgau, réputée dès 1850 pour ses grands orgues à cylindre, met au point un cabinet de reproduction, pianola au rendu très subtil et en 1912, les orgues philharmoniques.

Compositeurs et concertistes voient à travers ces automates le moyen de conserver leurs idées et leurs interprétations de façon si vivante qu’ils négligent la dernière découverte technologique : le phonographe dont le rendu artistique n’est pas satisfaisant. Particulièrement l’enregistrement du piano se fait mal et son rendu dans les premières machines nasillardes décourage les pianistes. Les plus grands enregistrent sur papier perforé : Maurice Ravel, Claude Debussy, Camille Saint-Saëns, Richard Strauss et dans un autre genre Fats Waller, Scott Joplin, George Gershwin. Chacun d’eux atteste par de nombreux écrits l’exactitude et la fidélité de ses « enregistrements ». Un bon instrument - bien réglé - peut donc restituer pleinement la présence du jeu de l’artiste pour le plus grand intérêt de l’étude musicologique.

Le piano prend alors une place prépondérante dans la propagation de la culture musicale. Aussi le Pianola connaît-il une vogue extraordinaire ; il est partout présent, dans les salons bourgeois comme dans les lieux publics, cafés et maisons de plaisir.

Reflet culturel d’une société à deux visages, nous découvrons deux pianolas différents.

Orchestrion Hupfeld Hélios modèle II, Clavier, jeux de flûtes et bourdons, métallophone et xylophone, percussions..
Coll. Privée. Cliché de l’auteur.

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L'un joue Wladimir Horowitz, Arthur Rubinstein, Alfred Cortot ou George Gershwin dans les salles de concert ; instrument de grande facture équipé d’un mécanisme de reproduction élaboré, il est apprécié pour la performance artistique, mais sous cet aspect-là nous avons tendance à le méconnaître aujourd’hui.

L’autre, au mécanisme standard sur un piano de qualité moyenne, se trouve souvent pourvu d’accessoires pour bruiter les films muets, ou de distributeurs automatiques de musique fonctionnant à monnayeur. Il fait danser avec le violoneux ou remplace l’
entertainer, il accompagne les langueurs que chante Léo Ferré. Et cette image-là, plus coquine, nous est plus familière.

Le pianola est balayé dès lors qu’il a rempli complètement son rôle, reproduction exacte de la musique et divulgation de la culture.

Parallèlement à son succès, tous les autres instruments dont la fabrication a continué de se développer (serinettes, boîtes à musique, orchestrions, orgues de manège etc…) se voient eux aussi mis à l’écart comme si l’intérêt général venait d’être aspiré par le progrès.

En 1878, les balbutiements du phonographe présenté à l’Amérique par Edison vont interrompre la chaîne des musiques à mécanique, avec les appareils d’enregistrement du son qui conduiront à la radio et à la télévision.
Pablo Picasso, Joueur d’orgue et Arlequin. Kunsthaus Zürich, 1942 - Inv. 2588
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Les temps modernes

Longtemps mis sur le compte de l’avènement de la machine parlante, mais plus certainement dus aux bouleversements sociaux, humains et politiques qui entourent la Première Guerre mondiale, le règne des instruments de musique mécaniques est définitivement aboli. Dans les années trente, l’emblématique maison Limonaire ferme ses portes. D’une manière générale les orgues et les pianos mécaniques cèdent la place à la sonorisation par « pick-up » (le terme date de cette époque) et autres appareils à disques gravés.

Démodées, encombrantes, déréglées, la plupart de ces curiosités sont parties à la casse, d’autres ont été remisées. Fort heureusement, dès les années 50, antiquaires et collectionneurs commencent à les sauvegarder. Aussi faut-il laisser la parole à Alain Vian : « Compulsant dernièrement le précieux livre de David Bowers l’
Encyclopedia of Automatic Musical Instruments , e ne regrette pas d’avoir, aux États-Unis, contribué à la mise en valeur du patrimoine musical français qui, sans cela, aurait été détruit faute d’intérêt. » Ce manque d’intérêt a bien failli nous faire perdre des éléments importants de notre histoire musicale et des documents sonores irremplaçables.


Robot flûtiste lisant une partition à Tsukuba en 1986. Cliché de l’auteur.

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Il y a eu une telle discontinuité dans le jugement porté au milieu de ce siècle sur ce qui le précède que l’on est amené à se demander si les Temps modernes n’ont pas été vécus comme une rupture brutale.

Par contrecoup, dans les années 70, la vogue nostalgique du retour aux racines favorise l’éclosion puis la croissance d’une nouvelle facture instrumentale qui n’a d’original que son décalage par rapport au temps.

L’histoire des automates est portée par les aspirations de l’humanité. Elle suit de près l’évolution philosophique, elle-même étroitement liée à la physique. Elle se réfère sans cesse au rapport de la créature avec son créateur, de la créature avec l’univers. Elle est sans fin… comme les rêves insaisissables, comme les questions sans réponse objective.

Les termes changent : aujourd’hui nous disons robots ; les techniques aussi : informatique et cybernétique. Mais le robot que l’homme a le plus récemment présenté, lors du colloque de Tsukuba en 1986, joue de la flûte… tout simplement.

Serait-il moins émouvant au seuil du XXIe siècle, que son homologue,
L’écrivain de Pierre Jacquet-Droz (1775) qui nous interroge : « Je ne pense pas, ne serais-je donc point ? » Il n’est pas désagréable de constater que cette question, qui paraphrase la philosophie de Descartes, entre en résonance avec les plus récentes réflexions des physiciens contemporains.

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Joueur d'orgue à Paris. Lucien Lavenu sur le pont des Arts. Cliché Pierre Jahan, vers 1960.

Le Ludion
302, avenue de Fronton
31200 Toulouse
www.leludion.fr