Sans Issue ?
Mars 2020

Cette rubrique est dédiée, non pas aux causes désespérées, mais plutot, aux causes désespérantes — des affaires insolubles qui mettent un peu plus en danger des patrimoines déjà fragiles.

L'espace culturel Louis-Derbré à Ernée (53) : une mort annoncée ?


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Corentin Poirier Montaigu

Corentin Poirier Montaigu est né en 1994 et a grandi à Ernée, dans le nord de la Mayenne. Historien de formation, il prépare une thèse au Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance. Il est membre et soutient de nombreuses sociétés savantes et d’associations œuvrant à la défense du patrimoine en Mayenne. Membre (2012) de l’Association Culturelle Louis-Derbré, il en est le président depuis 2016. La même année, il intègre également le Collège des Fondateurs du Fonds de Dotation de l’Espace Culturel Louis-Derbré.

Dans le nord de la Mayenne, un lieu insolite, né de la volonté d’un sculpteur, Louis Derbré, décédé en 2011. A Ernée, petite ville de près de cinq mille habitants où il a grandi, l’artiste est revenu s’installer en 1991, après une carrière parisienne. Il y fonde, soutenu par les autorités politiques et culturelles locales et nationales de l’époque, l’Espace Culturel qui porte son nom. Sur un site de sept hectares, il regroupe son atelier, sa fonderie – il est alors l’un des cinq grands sculpteurs français à posséder eux-mêmes leur propre fonderie – sa salle d’exposition (plus de 200 m2), et un immense Jardin de Sculptures où il installe ses œuvres monumentales. Quelques années plus tard, il agrémente son espace d’un théâtre de plein air, l’Agora, qui accueille jusqu’à six cents personnes pour des représentations théâtrales et musicales.

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Louis Derbré : un héritage artistique à sauvegarder et à transmettre !

Louis Derbré (1925-2011) est l’un des chantres de la sculpture figurative au moment où l’art abstrait de la seconde moitié du XXe siècle prédomine. Sa carrière de sculpteur débute lorsque, par défi, il exécute le portrait d’un ami avec lequel il se voit, contre toute attente, attribuer le prix Fénéon en 1951, remis par Louis Aragon. Au fil des influences, en particulier italiennes (notamment Giacometti), égyptiennes et japonaises qui orientent les différentes périodes de la création de l’artiste, le propre style de Derbré s’éveille, se développe et s’affirme. La diversité des thèmes qu’il traite (portraits, sculpture animalière, art sacré, architecture et nature, etc.) et la variété des matériaux qu’il utilise (argile, bois, plâtre, résine, béton, granit, marbre et surtout le bronze) pour créer traduisent l’imaginaire de Louis Derbré, artiste autodidacte résolument ancré dans sa Mayenne natale où il trouve son inspiration et où sa sculpture a ses racines. Ses œuvres monumentales sont installées aux quatre coins de la France et dans les plus grandes métropoles du monde : à Paris (La Terre est à la Défense, une autre version de l’œuvre à La Coupole, Le Christ à l’Eglise Saint-Sulpice, La Minute de Silence (portait en pied du Président Pompidou) dans les Jardins Gabriel derrière l’Elysée, La Maternité à l’hôpital Lariboisière), à Tokyo (La Terre), Le Mémorial pour la Paix en hommage aux victimes d’Hiroshima à Oasa au Japon, ou encore à San Francisco, à Abidjan, à Beyrouth…

Parmi ses expositions les plus remarquées, celle de 1961 à la Galerie d’Hervé Odermatt à Paris, intitulée « Rodin, Maillol, Derbré » où ses sculptures côtoient celles des deux grands maîtres. En 2000, lors de son exposition de la Place Vendôme, il sculpte en direct, devant le public, le portrait d’Henri Salvador, venu visiter l’exposition. Louis Derbré, parmi ses familiers et ses collectionneurs, compte nombre de personnalités du monde artistique et politique, dont Louise Weiss, Anthony Quinn, les Frères Jacques, la famille Pompidou, les Chirac, André et Liliane Bettencourt…

Longtemps Président de l’Exposition Régionale d’Art d’Ernée, il a propulsé ce rendez-vous sur la scène artistique du département de la Mayenne en en faisant un lieu incontournable et de qualité. L’Espace Culturel Louis-Derbré qu’il a créé sur les terres de son enfance à Ernée offre un tour d’horizon privilégié sur sa création, fruit d’une carrière artistique de près de soixante ans et ouvert à tous, en participant à désenclaver l’art d’un seul milieu parisien.

La situation après le décès du sculpteur

En 2011, la fille unique de Louis Derbré hérite, par donation de l’épouse de l’artiste, de l’ensemble de l’Espace Culturel Louis-Derbré et des collections qui y sont conservées, exceptés la fonderie et quelques terrains y attenant, restés propriété de la Communauté de Communes de l’Ernée. Vivant à Biarritz, et donc trop éloignée géographiquement d’Ernée, elle crée en 2013 l’Association Culturelle Louis-Derbré, laquelle « a pour objet de participer à la gestion, à la sauvegarde et au développement de L’Espace culturel Louis-Derbré né de la volonté du sculpteur pour offrir un centre culturel accessible à tous et en priorité aux habitants de la ville d’Ernée et de la Communauté de Communes de l’Ernée. ». L’association est notamment chargée d’organiser « des événements culturels : expositions, formations, représentations sur le théâtre de plein air (théâtre, cinéma, conférence) et plus généralement toute action ou événement rattachables à son objet culturel. Ces actions pouvant être réalisées sur l’Espace ou à l’extérieur et en partenariat avec d’autres organismes. » et obtient, à ce titre, l’agrément d’intérêt général l’année suivante.

En 2014, la fille de l’artiste crée une seconde structure : elle fait don de l’Espace Culturel Louis-Derbré au Fonds de Dotation « Espace Culturel Louis-Derbré » qui devient propriétaire des lieux et des collections laissées par le sculpteur et qui permet de soutenir financièrement les projets de l’Association. Lorsque Corentin Poirier Montaigu est appelé à la présidence de l’Association, une convention est alors signée entre le Fonds et l’Association, celle-ci se voyant confier la gestion quotidienne des lieux avec, pour premier objectif, la mise en place d’un projet de développement.

L’Association ouvre, lorsque les disponibilités de ses membres le permettent, l’Espace au public, en organisant des visites commentées et quelques manifestations autour de la création du sculpteur, dont une exposition remarquée au château de Fougères. Elle s’efforce de valoriser le site et l’artiste, à travers des conférences thématiques, des interventions radiophoniques, des publications. Cela est aujourd’hui difficile : au regard de la dégradation des locaux et des œuvres, l’Association limite drastiquement l’accès pour des raisons de sécurité, tant pour les visiteurs que pour les collections.

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Un projet de réhabilitation… et ses obstacles !

L’Association est confrontée dans ses missions à un manque de moyens financiers et de ressources humaines, principal obstacle à l’élaboration d’un projet de développement de l’Espace Culturel. Pour le réaliser, elle a commencé à dresser un bilan de l’existant ainsi qu’un projet scientifique et culturel en prenant en compte tant les spécificités de l’Espace Culturel Louis-Derbré que les réalités et les dynamiques du tissu culturel et touristique de la Mayenne. L’objectif est de rendre accessible au public un lieu de conservation et d’exposition des œuvres de Louis Derbré tout en respectant la volonté de l’artiste de l’ouvrir à d’autres sculpteurs en maintenant une activité de création contemporaine. Ce qui implique, également, de réfléchir à de nouvelles modalités de gestion quotidienne de l’Espace et à un schéma renouvelé de sa programmation culturelle à destinations des différents publics (visiteurs, scolaires, artistes, etc.). Quatre axes stratégiques de développement du tourisme et de la culture dans la ville ont été à cet effet débattus et délimités. Ils prennent notamment en compte l’immersion du public dans l’atelier de l’artiste, resté « dans son jus » depuis son décès et la relance d’activités de création (relance de la fonderie) et d’éducation artistique, répondant à un véritable projet pédagogique.

Tout cela n’est possible qu’à travers un réseau de partenaires et d’acteurs du projet en mobilisant en particulier les professionnels du tourisme et de la culture du département et de la région et en sollicitant le soutien des instances politiques et administratives du territoire. L’Association Culturelle Louis-Derbré a dans cet optique souhaité proposer la mise en place de groupes de travail pour affiner l’élaboration du projet et guider sa mise en œuvre, tant sur le plan technique que culturel parmi lesquels un comité de pilotage et un comité d’experts et de référents culturels. A propos de ce dernier et bien que prévu dans ses propres statuts, le Fonds de Dotation en a refusé la constitution…

Les œuvres se dégradent au fil du temps et l’artiste n’est plus là pour y remédier. Elles sont parfois d’objet de vandalisme, mais, heureusement, le Fonds de Dotation a enfin pris, l’été dernier, les mesures longtemps réclamées pour les mettre à l’abri (Il n’a cependant rien voulu entendre concernant le théâtre de plein air, que les services municipaux, à l’inverse, ont contribué à entretenir). L’Association a pu, grâce au financement du Fonds de Dotation, à des dons, au mécénat et grâce à une subvention de la municipalité, à en faire restaurer quelques-unes. Là encore, l’Association demande fermement des restaurations à l’identique, mais aucune précaution n’a été prise tant par les propriétaires que par la fille de l’artiste qui s’arroge le droit de faire selon son souhait, revendiquant son droit de suite mais au mépris, semble-t-il, de la législation. Pire, l’Association a constaté la disparition d’œuvres, en a averti le Fonds qui n’a donné aucune explication, malgré la plainte portée par le président de l’Association. Des créations monumentales, dont un groupe de trois sculptures, ont même été mises sous terre avec la caution du Fonds !

Depuis plusieurs années, l’Association sollicite auprès du Fonds de Dotation l’inventaire de l’ensemble des collections qu’il possède et dont elle a la gestion. Il s’agit de pouvoir dresser un état exhaustif des collections (moules, sculptures en toutes matières, tableaux, etc.) afin d’en identifier juridiquement les propriétaires car aucun inventaire n’a été fourni par le Fonds de Dotation à la suite de la donation de la fille de l’artiste, en particulier après que celle-ci eût évacué sa collection personnelle – en réalité, surtout les bronzes ! – sans avoir communiqué de documents juridiquement valables. Une confusion qui n’est toujours pas réglée aujourd’hui… Une délimitation des collections et une identification de chacune des pièces est indispensable pour pouvoir procéder à leur référencement, y compris auprès des assurances. C’est également l’inventaire qui permet d’engendrer un chantier de conservation préventive adéquat aux besoins soulignés et des campagnes de restauration par palier de priorité selon l’état physique des œuvres. Une analyse des œuvres existantes est ensuite la condition sine qua non pour affiner la définition des axes muséographiques et mettre en place les structures nécessaires pour leur présentation et leur valorisation.

Un projet de donation à la municipalité du site et des collections avait été évoqué lors d’une pré-étude réalisé par un cabinet de Rennes, financée par le Fonds de Dotation. La municipalité a posé la même condition que l’Association, à savoir, disposer d’un inventaire des collections pour en connaître le volume, la nature, la composition. Là encore, pour des raisons jamais éclairées, le Fonds de Dotation et la fille de l’artiste se sont opposés à cet inventaire et ont balayé le projet de donation, qui aurait pu sauver l’intégralité du musée. A l’heure où la municipalité d’Ernée met en place un vaste projet de revitalisation de son centre-ville et accorde une importance accrue à la valorisation de son patrimoine, ce refus est incompréhensible. D’autant que la municipalité d’Ernée soutient constamment les efforts de l’Association Culturelle Louis-Derbré et rappelle « l’attachement de la commune aux œuvres et au site, et des intentions d’agir dans un cadre communautaire ». La municipalité a même proposé, à plusieurs reprises, d’intégrer un espace pour les œuvres de Louis Derbré au sein du musée municipal dans les nouveaux locaux qu’il se verra affecté dans les années qui viennent. Quoiqu’il en soit, l’Association Culturelle Louis-Derbré, avec la volonté absolue de protéger les œuvres et de pouvoir identifier précisément les collections, et suite au constat de disparitions d’œuvres qui semblent être cautionnées par le Fonds de Dotation, s’est adressée à un huissier de justice pour en dresser l’inventaire complet. Lequel peut maintenant être exploité pour les projets que nous venons d’évoquer.


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De surcroît, un vaste chantier de gestion du Fonds d’archives Louis-Derbré, alors dans l’abandon le plus complet, est entamé en 2014.

Le fonds, expertisé à 40 mètres linéaires, regroupe les documents produits par le sculpteur tout au long de sa carrière : croquis, catalogues d’expositions, photographies, archives de presse, archives audio-visuelles, documents préparatoires des expositions ou de commandes de sculptures, certificats d’authenticité ainsi que l’ensemble des papiers relatifs à la gestion de l’Espace Culturel du vivant de l’artiste, une majeure partie de la correspondance active et passive (en particulier depuis les années 1990) et la bibliothèque de Derbré. L’Association a pour objectif de conserver l’ensemble de ces ressources qui facilitent notre compréhension de la création du sculpteur et l’évolution de son œuvre. A la sauvegarde, répond également l’exploitation des archives, dont les données permettent d’enrichir tous les supports de médiation culturelle et de valorisation scientifique. Toute cette production fournit également le corpus essentiel – sinon privilégié – dans l’élaboration du catalogue raisonné du sculpteur : un travail de longue haleine pour offrir une référence la plus complète possible, tant utile aux collectionneurs privés et publics, aux galeristes ou aux historiens de l’art qu’aux simples curieux et autres amateurs de la sculpture de Derbré. En somme, un outil indispensable pour rehausser la cote de Derbré à l’échelle nationale, voire internationale, et lui redonner la place qu’il avait réussi à conquérir sur la scène de la création artistique contemporaine.

Le Fonds de Dotation, pour des raisons qu’il n’a jamais daigné expliquer, s’est opposé à un tel chantier et a toujours refusé, en conséquence, de participer à financer le tri et le catalogage, l’élaboration des registres d’inventaire, le conditionnement des archives et la numérisation des documents les plus importants ou de ceux dont l’état de dégradation physique ne permet pas d’être consultables. L’Association n’a pas cédé et y est tout récemment parvenue, par ses propres moyens.

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La disparition de l’Espace Culturel Louis-Derbré : un second enterrement pour l’artiste ?

La situation semble bloquée, les orientations entre les différents organismes concernés sont opposées et la collaboration en devient difficile.

Le Fonds de Dotation a fait part de sa volonté « d’en finir avec Ernée » et de rompre la convention de gestion signée avec l’Association. En juillet dernier, ses membres ont voté la vente des terrains et des bâtiments composant l’Espace Culturel Louis ainsi que la dispersion des œuvres. A titre personnel et en tant que président de l’Association Culturelle Louis-Derbré et Ernéen, je me suis opposé au départ pour Laval de la sculpture monumentale en bronze Le Prophète, car un tel transfert est évidemment contraire à l’objet même tant du Fonds de Dotation qu’à celui de l’Association. Je redis ici les raisons qui m’ont en revanche contraint à voter la vente de l’Espace Culturel Louis-Derbré : face à l’incompétence manifeste du Fonds de Dotation à respecter ses engagements et à soutenir le développement d’un projet de réhabilitation sérieux de l’Espace, je me laisse à penser qu’une acquisition du site par un propriétaire privé ou public est peut-être l’une des solutions pour sauver le site et permettrait de déverrouiller la situation, dans la perspective où l’Association se tient prête à apporter son concours à tout acquéreur ayant la volonté de redonner vie au lieu créé par le sculpteur. La même raison m’a conduit à voter la dispersion des œuvres : le lieu de destination n’étant pas précisé dans la question du vote, je maintiens que des conventions de prêt ou de dépôt pourraient être conclues avec la municipalité d’Ernée, dans le cadre du musée qu’elle propose.

Malgré tous ces obstacles et toutes ces difficultés, l’Association Culturelle Louis-Derbré ne lâche rien et poursuit l’élaboration d’un plan d’action quinquennal pour réhabiliter l’Espace Culturel Louis-Derbré qu’elle souhaite voir de nouveau accessible au public en 2025, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance du sculpteur.

Par ailleurs, une pétition a été lancée par les membres de l’Association Culturelle Louis-Derbré pour s’opposer à un transfert des œuvres en dehors d’Ernée et pour soutenir la création d’un espace les sauvegardant et les valorisant au sein de la ville où l’artiste a grandi et travaillé. Elle regroupe déjà bon nombre de signataires, mais qui veut en soutenir la cause est chaleureusement invité à les rejoindre !

Pour soutenir l’Association Culturelle Louis-Derbré, y adhérer, vous renseigner ou participer à ses projets, vous pouvez contacter son président par téléphone au 06.35.93.33.20, par message électronique à
corentin.poirier-montaigu@laposte.net ou en écrivant à l’adresse de gestion de l’Association :

Hôtel de Ville d’Ernée,
Place de l’Hôtel de Ville,
53500 Ernée

Crédits photographiques : Corentin Poirier-Montaigu