Nécrologie
Mars 2020



Quand les œuvres se cachent pour mourir


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C’est en 1871 que Jules-Eugène Lenepveu, artiste peintre de son état, achève le décor du plafond du Palais Garnier, un peu avant l’inauguration de l’illustre édifice qui aura lieu en 1875.

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Peint dans le pur esprit du classicisme Français de la seconde moitié du XIXe siècle, tout le monde sera enchanté par l’œuvre de Lenepveu, Charles Garnier en tête. Mais 90 ans plus tard en 1964, André Malraux, alors Ministre de la Culture de Charles de Gaulle, va « enterrer vivante » l’œuvre de Lenepveu, en demandant à Marc Chagall de réaliser un nouveau plafond, pour remplacer celui d’origine, jugé trop classique, voire démodé.

Le 17 février 1960, le général de Gaulle et André Malraux accueillent une délégation officielle péruvienne et assistent à la première de gala de Daphnis et Chloé, le ballet de Maurice Ravel donné à l’Opéra Garnier et dont Marc Chagall a réalisé les décors et costumes. L’histoire veut que le ministre, peu intéressé par ce qu’il voit sur scène, lève les yeux vers le plafond pour y découvrir l'œuvre — très académique — de Jules-Eugène Lenepveu.

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À l’entracte, André Malraux demande à Marc Chagall (qu’il admire de longue date et connaît depuis trente ans) de réaliser un nouveau plafond. Chagall, qui se méfie des commandes, réalisera des esquisses et maquettes avant d’accepter finalement ce défi (bénévolement), à la fois par amitié pour André Malraux et pour rendre hommage aux grands compositeurs qui font vivre la scène de l’Opéra Garnier.

La commande est officialisée en 1962... et donne rapidement lieu à une déferlante de critiques dans la presse. On stigmatise la « modernité artificielle » et le caractère anachronique de cette réécriture du plafond de l’Opéra Garnier, et l’on déplore la disparition programmée de la version originale de Jules-Eugène Lenepveu, qui s’intègrait parfaitement au cadre et à l’architecture du bâtiment, sans distraire le spectateur.

L’œuvre de Chagall doit néanmoins faire souffler un vent nouveau sur l’opéra jugé « poussiéreux » et qu’il faut « bousculer ». Le plafond de Chagall prend alors une dimension très politique : Malraux pose les bases du rôle d’un ministre des affaires culturelles et considère l’art comme un moyen de contribuer au rayonnement international de la France. Mais à l’heure où le Palais Garnier coûte très cher et où l’établissement est le théâtre de mouvements sociaux, le plafond de Chagall sera le symbole de la politique lyrique du ministre.

Face aux critiques, Malraux tient bon, mais consent à quelques concessions : le plafond original de Lenepveu sera conservé et l’œuvre de Chagall réalisée sur une toile amovible de quelque 240m² tendue par-dessus. Néanmoins, la virulence des attaques oblige le peintre à réaliser son œuvre en secret, dans les ateliers des Gobelins, avant d’être assemblé à Meudon sous protection militaire.

Pour concevoir ce plafond, Chagall réalise une cinquantaine d’esquisses, dans des techniques variées (crayon, encre, gouache, feutre, collages) et deux maquettes finales dont une servira à réaliser la toile définitive. Un travail que cet homme alors âgé de 77 ans ne va pas réaliser seul. Trois peintres assistants l’accompagnent dans sa tâche : Roland Bierge, Jules Paschal et Paul Versteeg.

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Le 23 septembre 1964, on inaugure alors l’œuvre du peintre biélorusse dans la grande salle du Palais Garnier, et l’on dévoile douze panneaux et un panneau circulaire central montés sur toile. Chagall y rend hommage aux grands noms de la musique et met en scène quatorze compositeurs de toutes les époques, évoquant, dans un déluge de couleurs déjà « surréalistes », autant l’opéra que le ballet, mais aussi les monuments emblématiques de la capitale (la Tour Eiffel, la place de la Concorde) et ses hauts lieux musicaux (l’Opéra Garnier lui-même) ou encore André Malraux en personne qu’on devine derrière une fenêtre. Le plafond de Chagall se veut alors une « circulation allégorique », une représentation « des rêves et des créations des acteurs et des musiciens ».

Aujourd’hui, le plafond de Marc Chagall est toujours au cœur d’une querelle opposant modernes et classiques, mais force est de constater qu'au-delà des considérations artistiques l’objectif (politique) d’André Malraux de replacer le Palais Garnier au cœur de l’actualité et de bousculer l’opéra est atteint.

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De nos jours, tout le monde admire et encense le plafond de Chagall, qui fait désormais partie intégrante du Palais Garnier, mais nombreux ignorent qu’en dessous « repose » sans doute pour l’éternité l’œuvre de Jules-Eugène Leneveu.

Cependant, au Palais Garnier, l’on peut s’attendre à tout. Au meilleur, comme au pire. Alors peut-être qu’un jour, on arrêtera les transformations et autres mutilations et que l’on rendra à Jules ce qui appartient à Charles, et que le plafond de Chagall ira enrichir les collections d’un Musée comme celui d’Orsay, dans lequel il aurait toute sa place, et qui n’enlèverait rien à sa superbe.

Quant aux diverses mutilations du Palais Garnier, elles feront l’objet d’un prochain article, car sous les dorures se cachent parfois bien de tristes réalités.

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Source: opéra-online

Crédits Photographiques :
Photo 1 : Musée d’Orsay
Photo 2 : Musée des Beaux-Arts d’Angers
Photo 3 : INA
Photo 4 : Izis-Manuel Bidermanas
Photo 5 : Découvrir Paris autrement
Photo 6 : La Gazette du Patrimoine

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