Passé sous silence
Octobre 2020


Fermeture de la passerelle des Prés-de-Vaux
(Besançon, Doubs)
Philippe Markarian


Stacks Image 983
Philippe Markarian, directeur d'Office de tourisme dans le Jura, consultant tourisme et culture, mais surtout habitant de Besançon depuis 1998. Il est rès attaché au patrimoine de cette ville, aux traces du temps qui passe et à la mémoire qui s'enfuit.

Stacks Image 873
Évidemment, ce n’était pas le plus joli pont de Besançon. Évidemment, c’était un simple pont en béton. Un pont d’ouvrier, juste posé là, sur le Doubs, pour permettre aux salariés de rejoindre leur usine. Installé au bout de la cité, je ne suis même pas certain qu’il manquera à grand monde. Mais ce pont, ce n’était pas que de la matière, c’était une histoire et une mémoire. Et cette mémoire, aujourd’hui, on fait le choix de l’oublier, de la sacrifier sur le temple des économies de bouts de chandelles, des plans d’urbanisation et de la gentrification galopante.

Alors moi, je voudrais vous en parler une dernière fois de ce pont. D’ailleurs, techniquement, ce n’est pas un pont mais une passerelle. Et cette passerelle enjambe le Doubs, dans le quartier des Prés-de-Vaux, bien connu pour son ancienne usine de la Rhodiacéta. Tout d’abord papeterie, puis fabrique de soie artificielle au XIXe siècle (la 1ère au monde) et enfin filiale de Rhône-Poulenc pour le textile. La première passerelle est construite en 1898 et permet de relier le centre-ville au quartier de l’usine. Détruite par les Allemands au cours de la Seconde guerre mondiale, elle est reconstruite en 1954 et seules les deux culées sont encore d’origine.

Mais architecturalement, cette passerelle n’est pas un chef d’œuvre, personne ne le conteste. Il aura juste manqué que Le Corbusier traverse sa Suisse natale pour venir la signer et les choses auraient peut-être été différentes. Non, cette passerelle a de la valeur parce qu’elle a vu des générations d’ouvriers la traverser, user leurs semelles sur le tablier de béton et sans doute prendre le temps, le matin ou le soir, de contempler la superbe vue offerte sur cette frontière de ville, où l’on peut apercevoir à la fois, entre deux méandres, les premières constructions urbaines, la campagne bisontine, le tout sous le regard bienveillant de la Citadelle construite par Vauban.

Stacks Image 992
Cette passerelle, ce fut aussi le point de rassemblement de toutes les manifestations au cours des années 60. Parce que Besançon était alors une ville ouvrière, une vraie, avec ses luttes, ses affrontements et ses bastons avec les forces de l’ordre. Chris Marker en a même fait un film, « A bientôt, j’espère ». N’espère pas trop mon vieux, n’espère pas trop.

Vous me direz, on ne peut pas tout garder et il faut faire des choix car, aujourd’hui, tout est patrimoine. C’est vrai, mais le patrimoine, c’est aussi une question sociale et politique. Il y a deux ans, on rasait une grande partie de l’usine qui était devenue une ruine pour en faire un parc urbain. A cette occasion, on redécouvrait la passerelle Guyon (oui, c’est son vrai nom) et on décidait de la rebaptiser Abisse, du nom d’un ancien militant syndical de la Rhodiacéta, connu pour avoir été licencié pour ses activités syndicales. Mais réintégré après dix années de recours judiciaires. Un sacré exemple qui n’aura finalement duré que le temps d’un été ou presque.

Stacks Image 942
Le temps, en effet, n’est plus à honorer les vieux militants, plus à flâner au-dessus des ponts, plus à claquer les budgets pour des passerelles improductives, plus à entretenir une mémoire qui n’intéresse que les historiens de papier. Alors, on laissera cette passerelle se fissurer et s’abîmer gentiment. Les crues du Doubs continueront de saper ses fondations et, un jour, on lira dans le journal que la passerelle des Prés-de-Vaux, Abisse ou Guyon, s’est écroulée. Cela fera 2 lignes dans les journaux. Et moi, je me souviendrai de mes promenades bucoliques sur ce pont, en me remémorant les paroles de Bertrand Belin qui dit que « la dernière fois qu’on nage, une chose est sûre, on ne le sait pas. Ça vaut mieux comme ça ».

Ben, pour les ponts, c’est pareil — mais je ne sais pas si ça vaut mieux comme ça.

Crédits photographiques

Photo 1 : Ma commune infos
Photo 2 : Généanet
Photo 3 : Nicolas Giraud