Le cimetière « des fous » d'Evreux: la mémoire des oubliés

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Il
y a quelques mois, le cimetière de Navarre, plus communément appelé « cimetière des fous », faisait parler de lui, car il va être la victime du contournement de la ville et va disparaître à tout jamais sous le bitume.

C’est une pétition qui avait mis en lumière les faits, mais c’est Anaïs Poitou qui a pris en hâte la décision de procéder à l’indexation du cimetière, afin que la mémoire des défunts ne soit pas à jamais oubliée. Un travail titanesque mais qui s’avèrera capital pour la suite.

Grâce au « bruit » fait autour de cette triste affaire, les plus de 500 défunts reposant à Navarre ne seront pas totalement oubliés. D’ailleurs, les services de l’Archéologie ont été dépêchés pour réaliser des fouilles préventives, ce qui n’était pas envisagé auparavant. Le maire d’Évreux, Guy Lefranc, nous avait assuré que tout avait été fait dans les règles de l’art, or, rien n’avait été fait, et le cimetière devait disparaître sans aucun respect des corps.

Certes Navarre disparaîtra, mais la mémoire demeurera.

Suite à son travail et à ses nombreux appels à témoignages, Anaïs Poitou a été contactée par de nombreuses familles et elle nous livre aujourd’hui les témoignages de deux d’entre-elles. Deux témoignages qui nous rappellent qu’avant la mort, il y avait une vie...
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Anaïs Poitou vient de terminer son Master Valorisation du Patrimoine à l’université de Rouen, dans lequel elle s’est spécialisée dans le domaine du patrimoine funéraire. Suite à ses études, elle a choisi de s’engager dans la protection et dans la valorisation de ce patrimoine fragile auquel elle porte un grand intérêt. Déléguée du département de l’Eure pour l’association Urgences Patrimoine et membre de la Commission Nationale de Sauvegarde du Patrimoine Funéraire, elle souhaite s’impliquer dans cette cause qui lui tient à cœur.

Vies passées du champ du repos de l'Hôpital de Navarre

Il y a quelques temps, j'ai commencé à faire des recherches autour de l'ancien cimetière de l'Hôpital de Navarre. Ces recherches se sont portées sur l'historique du cimetière, ainsi que sur l'hôpital, et également sur le passé des personnes inhumées en son sein. De nombreuses familles m'ont contactée afin de savoir si leurs aïeux se trouvaient dans ce cimetière suite à la publication de plusieurs articles sur le sujet. Parmi ces personnes, deux d'entre-elles sont venues m'aider lors de l'indexation du cimetière que j'ai organisée avec la participation de mes proches et de ma famille le 11 Juillet dernier. Leurs ancêtres ne se trouvent plus dans le cimetière aujourd'hui, car ils ont été déplacés dans l'ossuaire, mais une troisième personne m'a contactée par téléphone. Cette fois, nous avons pu retrouver la trace de son aïeule dans le cimetière.

Faire la connaissance de ces personnes, par le biais de mails échangés, par téléphone ou même à travers des rencontres, m'a émue, d'autant plus lorsqu'elles me contaient la vie de leurs ancêtres. Le champ du repos de Navarre a vu passé de nombreux défunts depuis sa création en 1866, et à travers cet article, je souhaite vous partager deux de ces témoignages que m'ont envoyé leurs familles.

Témoignage d'Agathe F. sur son arrière-grand-tante Marthe

« Marthe est née à la fin du XIXème siècle. Cela semble très loin, mais elle est la tante de ma grand-mère, ce qui ne la place en réalité pas si loin de nous. Malheureusement, très tôt, Marthe tombe malade et développe des troubles psychiatriques suite à un chagrin d’amour, comme l’écrit son père à son entrée à l’Asile de Navarre. Elle a seulement 26 ans. Elle y restera toute sa vie, soit 35 ans, 9 mois et 11 jours, comme précisé sur son dossier. Marthe a quatre sœurs. Dans une société qui ne sait pas encore traiter les maladies psychiatriques, elle est sans doute cachée au monde afin de ne pas mettre en péril le mariage de ses sœurs. Ma grand-mère, comme ses frères et sœurs, apprendra l’existence de cette tante quand elle décédera à l’Hôpital de Navarre.

Entre le tabou d’une époque et la pudeur d’une famille, le souvenir de Marthe demeurera un murmure pendant des années. C’est seulement en 2020 que des recherches généalogiques menées en famille nous ont conduit à faire la lumière sur son existence, et seule une photo d’elle enfant nous est parvenue.

Elle repose aujourd’hui à l’ossuaire du cimetière. N’ayant pas de sépulture, c’est un peu le cimetière dans son entier qui fait office pour moi de dernière demeure de Marthe. C’est ce qui m’a amenée à venir le visiter, d’abord pendant les journées du patrimoine, puis pour donner un coup de main à Anaïs Poitou qui a mené l’indexation des sépultures encore visibles. Parce que l’histoire de Marthe n’est pas unique, le travail de mémoire autour de ce cimetière voué à disparaitre est primordiale pour que certains puissent, un jour, trouver des réponses à leurs questions. »

Témoignage de Bruno P. sur sa grand-mère Germaine

« Germaine, Andrée GOUIN est née le 6 Mars 1888 au Havre, en Seine Maritime, dans une famille de moyenne bourgeoisie.

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Elle est la fille d'Adolphe, Louis, Léon GOUIN, gardien d'Octroi au Havre, et de Gabrielle, Mathilde DESCHAMPS, couturière et pianiste. Germaine mène une enfance heureuse entourée de ses deux frères ainés, Gaston et René.

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Après avoir échangé de très nombreux écrits, notamment par cartes postales, et quelques rencontres de plus en plus fréquentes, elle épouse au Havre le 30 Octobre 1910, Marius, Hippolyte PAUL, né à Rouen le 26 Mars 1887. Marius est coiffeur pour dames, il prend la succession de son père Hippolyte, au bel accent d'Aix-en-Provence, et développe le salon rue Thiers (aujourd'hui rue Coty) au Havre en devenant parfumeur. Le 17 Octobre 1911, c'est la naissance de René, leur fils et unique enfant avec qui ils partagent quelques années de bonheur au Havre.

Malheureusement, 1914 bouleverse leurs vies. Marius est officier de réserve, il est donc bien entendu mobilisé : la Marne, Verdun, les Dardanelles… La Croix de Guerre puis la Légion d'Honneur lui sont attribuées. Après la guerre, de nombreuses blessures le suivront toute sa vie : éclats d'obus, blessures par balle, intoxication au gaz…

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Germaine est belle, très belle… Et Marius ne donne plus signe de vie. Elle passe les dernières années de guerre à fréquenter un officier anglais.

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A son retour, Marius est inflexible. Malgré une tentative de suicide de la part de Germaine, la guerre aura eu raison de leur couple : ils se séparent.

Marius épousera en seconde noce Rosine SAUVAGE, une grenobloise. Ils éduqueront René (le père de l'auteur de ce témoignage) mais n'auront pas d'autres enfants. Germaine épousera Joseph LECAUCHOIS et résidera désormais dans le département de l'Eure, à Toutainville. Ils auront un fils, Max, né le 7 Février 1923.

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Pendant ces quelques années paisibles, Max et René se rencontrent régulièrement en toute fraternité, c'est l'entre-deux guerres. René, comme le fut son père Marius avant lui, est officier de réserve. Il est donc mobilisé dès le commencement de la seconde guerre. Après avoir combattu dans les Ardennes, il obtient la Croix de Guerre en ramenant l'ensemble de ses hommes vivants. Il réussit à se faire démobiliser en zone libre. Hélas, il n'en sera pas de même pour Max en zone occupée. Plusieurs fois, il se retrouva au chômage et sans emploi, il est ainsi requis pour le S.T.O (service du travail obligatoire).

Tout s'enchaîne très rapidement : Max est envoyé en Allemagne pour travailler en usine à Hanovre. Germaine reçoit régulièrement des courriers de Max ; la simple vue de l'effigie d'Hitler sur les timbres-poste la fait frémir.

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Max résiste tant bien que mal à l'éloignement et à la dureté de ses conditions de vie ; il est très jeune : il n'a que 20 ans. Germaine est de plus en plus angoissée lorsque commencent les bombardements alliés. Les conditions sont de plus en plus précaires pour les requis. Dans ses derniers courriers, Max indique que les bombardements se sont intensifiés. Puis, du jour au lendemain, plus aucune nouvelle. Germaine est terrifiée, sa santé chancelle, elle vient de perdre son second mari.

Après la libération et l'armistice, elle revoit enfin régulièrement René. Entre quelques permissions, il a combattu jusqu'en Allemagne. Ils commencent d'interminables recherches, quelques vagues témoignages d'anciens déportés leur laissent quelques espoirs, puis plus rien. Finalement, ils apprennent que Max a été déporté pour acte de résistance au sein de son usine d'Hanovre. Il serait décédé lors des marches de la mort, près de Celle en Basse-Saxe. Son nom apparaîtra sur le monument aux morts de la commune de Toutainville en tant que personne civile. Nous sommes dans les années 50.

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La santé mentale de Germaine est ébranlée à tout jamais. Elle commence ses premiers séjours à l'Hôpital de Navarre, à Evreux. Ses proches et sa famille disparaissent les uns après les autres. Toujours accompagnée par son fils René, après des séjours de plus en plus fréquents à Navarre, elle décède le 19 Mars 1963.

Dans l'un de ses derniers courriers, elle exprimera le bonheur d'avoir pu dans sa jeunesse danser, profiter du théâtre, des bals et de ses voyages à Paris.

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Son seul regret fut de « ne pas avoir été bien loin dans ses voyages ». La broderie fut son dernier loisir. Mais comment aurait-elle pu oublier Max ? »

Descriptif des photos — Photo 1 : Germaine enfant. Photo 2 : Une enfance heureuse.Photo 3 : Germaine et ses deux frères, Gaston et René. Photo 4 : Marius en tenue d'officier. Photo 5 : Germaine adolescente. Photo 6 : Germaine adolescente. Photo 7 : Germaine adulte. Photo 8 : Max, second fils de Germaine. Photo 9 : L'une des enveloppes contenant les lettres envoyées d'Allemagne par Max. Photo 10 : Germaine dans les années 50. Photo 11 : Sur ce carnet de bal apparaît le prénom de son premier mari, Marius, pour la seconde Valse et pour la seconde Polka.

Si vous avez des membres de votre famille dans ce cimetière et que vous souhaitez partager vos témoignages, n'hésitez pas à me contacter par-mail à l'adresse suivante : anais.poitou@gmail.com.

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