Comme beaucoup d’habitants de la métropole de Rouen, nous n’avions jusqu’alors pas prêté attention au projet « Beauvoisine », sachant qu’il serait l’un des emblèmes pour la candidature de Rouen en tant que Capitale de la Culture 2028. Nous avions plutôt tendance à faire confiance aux professionnels qui portaient ce projet, mais nous aurions dû être plus vigilants, car lorsqu’un maire envisage de déboulonner la statue de Napoléon devant son Hôtel de Ville, il n’y a rien de surprenant à vouloir détruire un des fleurons du patrimoine Rouennais, en le transformant en un temple de la virtualité, au détriment des collections et de toute la muséographie qui font du Muséum d’Histoire Naturelle, l’un des derniers Musées tout droit sorti du XIXe siècle.
Certes il faut vivre avec son temps, et nous ne nous sommes jamais opposés à l’apport de quelques extensions modernes et à la mise à disposition du public d’outils numériques innovants, à condition de ne pas dénaturer un lieu, une Histoire et toute son infrastructure au nom d’une pseudo modernité, fort coûteuse de surcroit, puisque le montant global du projet flirte avec les 70 millions d’euros.
C’est Frédéric Épaud, Membre de la Commission Régionale de l’Architecture et du Patrimoine de Normandie et Directeur de recherche au CNRS, qui nous a alerté, afin que nous puissions agir ensemble contre ce projet qui sonne plus comme un nouveau patrimonicide que comme un projet culturel respectueux.
Nous laissons donc la parole à Frédéric Epaud, qui nous fait par de ses inquiétudes quant à l’avenir de ce musée d’exception.
Les Normands connaissent bien le Muséum d’histoire naturelle de Rouen, avec ses salles de zoologie, de botanique, de paléontologie, de minéralogie, entres autres, avec ses animaux naturalisés provenant de la ménagerie de la foire Saint-Romain, et ses collections d’objets préhistoriques et ethnographiques, qui font voyager le visiteur dans le temps et sur tous les continents.
Fondé en 1828 dans un ancien couvent du XVIIe siècle, ce Muséum a été un lieu majeur des sciences naturelles au XIXe siècle destiné à l’enseignement, la recherche et la pédagogie, en fonctionnant avec les facultés de Médecine, de Pharmacie, et l’observatoire situés à proximité. Il fut rapidement l’un des plus remarquables établissements scientifiques français en raison de la richesse de ses collections.
Ce Muséum est l’un des rares en France à conserver sa muséographie d’origine, avec des collections qui ont été enrichies au cours des deux siècles passés et qui témoignent de l’histoire des sciences et de l’évolution du regard de la société sur son environnement.
Au-delà de la richesse des collections, ce Muséum a su préserver l’esprit des lieux et l’ambiance du XIXe siècle, avec l’ensemble de ses vitrines d’origine en verre soufflé, ses étiquettes écrites à la main par les premiers conservateurs, ses vieux planchers qui craquent, et les anciens escaliers en bois qui donnent à ce lieu un charme unique, une atmosphère sans pareil, qui ont inspiré de grands écrivains comme Gustave Flaubert, Jules Michelet, Guy de Maupassant et plus récemment Philippe Delerm.
Dans le dédale des salles et des escaliers qui montent jusque dans les charpentes du vieux couvent, sur les toits du vieux Rouen, on est émerveillé par les milliers de fossiles étranges, les insectes exotiques, les animaux sauvages prêts à se réanimer, les centaines de spécimens de la flore locale ou provenant de l’autre côté de la planète. Ici, le temps s’est arrêté il y a plus d’un siècle.
Parcourir ce vieux Muséum est comme faire un voyage à la Belle Epoque, dans l’univers fantastique de Jules Verne, de Sherlock Holmes ou de Harry Potter. On flâne dans une ambiance d’un charme désuet et poétique en découvrant des animaux étranges, des masques de sociétés africaines, des silex taillés préhistoriques, et bien d’autres curiosités venues du monde entier, souvenirs d’expéditions lointaines des explorateurs-aventuriers du XIXe siècle, et qui continuent d’émerveiller les petits comme les plus âgés.
Car c’est bien cette authenticité qui fait toute la magie de ce lieu, le charme suranné et romantique des anciennes vitrines et des parquets sur lesquels ont marché des générations et des générations de Rouennais depuis son ouverture au public en 1834. C’est la mémoire du lieu et son ancienneté qui en font son succès aujourd’hui auprès d’un très large public.
Les autres Muséums en France ont presque tous été rénovés avec une présentation des collections et un cadre architectural plus contemporains comme celui de Cherbourg, qui est en voie de modernisation. Celui de Rouen est donc l’un des seuls à être conservé dans son état d’origine, avec son atmosphère, son charme d’antan et son cadre architectural, ce qui en fait toute sa valeur patrimoniale et aussi son attrait.
Il a su aussi s’adapter à notre époque en se rendant plus pédagogique, comme avec le rajout en 1959 d’une salle de dioramas d’une qualité saisissante. Après d’importants travaux de remises aux normes en 2006 (rajout d’un ascenseur, d’un escalier de secours, de système d’évacuation des fumées…), sa réouverture en 2007 a vu une fréquentation de 80 000 visiteurs, et depuis près de 50 000 par an (dernières données de 2018), ce qui témoigne de l’attachement des rouennais à ce musée de Muséum.
La précédente direction avait aussi dans les années 2010, valorisé les collections ethnographiques selon le principe du Muséum durable et responsable. Il s’agit donc d’un Muséum qui est aux normes, qui plaît énormément au grand public justement pour son ambiance vieille époque.
Pourtant, ce Muséum va être entièrement détruit dans le cadre de la construction du pôle muséal Beauvoisine qui a l’objectif de « repenser dans leur intégralité les collections du musée des Antiquités et du Muséum autour d’un nouveau parcours », avec une modernisation assumée « pour répondre aux attentes de la majorité des visiteurs actuels ».
Toutes les salles du XIXe siècle, toute la muséographie d’origine ainsi que les anciennes vitrines vont être supprimées pour une nouvelle scénographie contemporaine, avec une présentation high-tech, de nouvelles vitrines, excepté la salle de l’évolution qui sera conservée à titre de « relique » mais avec de nouvelles collections, et sans son magnifique escalier en colimaçon du XIXe siècle qui sera démonté, n’étant « pas aux normes ».
Les planchers et plafonds à la française en bois, pourtant en très bo état, seront remplacés par des dalles béton, les vieux escaliers comme celui à balustre du XVIIe siècle, remplacés par des escalators, et l’ensemble des vitrines d’origine et les menuiseries, envoyés à la benne pour laisser place à un ensemble résolument contemporain.
Le Musée ne fêtera donc pas en 2028 son 200e anniversaire mais bien son enterrement, pour ne pas dire son assassinat.
Ce projet « pôle muséal Beauvoisine », au coût pharaonique de 70 millions d’euros, prévoit aussi la construction d’une tour de 3 étages qui va dominer les toitures en plein quartier ancien, la pose d’une verrière sur le cloître, aussi élégante que celle d’une galerie commerciale, et la construction d’une cafétéria, là encore de style contemporain en plein milieu du parc arboré, là aussi totalement inadapté à l’environnement architectural.
Ne sont pas concernés dans ce projet les bâtiments des facultés de pharmacie et de médecine situés dans la cour, et qui sont pourtant dans un état déplorable, pour n’avoir jamais été entretenu par la ville. Ces bâtiments renferment un grand amphithéâtre en bois du XIXe siècle, le plus ancien de Normandie (qui aurait pourtant été bien utile pour des conférences) et les anciennes salles de cours du XIXe siècle, restées intactes depuis plus d’un siècle. Le devenir des bâtiments est là aussi menacé puisque la ville envisageait il y a peu de les vendre à des promoteurs privés, comme ce qui a été fait récemment pour quatre églises pourtant classées ou inscrites aux monuments historiques en plein centre historique.
Mais le scénario le pire reste la possible démolition de cet ensemble de bâtiments.
Concernant la nouvelle muséographie, les collections du Muséum et du musée des antiquités vont être fusionnées pour « décloisonner les disciplines », tout en les rattachant à de nouvelles thématiques. Il s’agira d’un musée « comme à la maison » fondé sur l’hospitalité, sur l’émotionnel et le ressenti du visiteur devant l’objet en le déconnectant du texte explicatif, et sur l’idée d’apprendre en s’amusant selon des concepts scénographiques très à la mode.
Ce projet est censé promouvoir la candidature de Rouen pour la capitale européenne de la Culture de 2028. Avec un coût exorbitant de 70 millions d’euros (et qui en coûtera certainement 10 de plus avec les avenants), ce futur pôle Beauvoisine se veut « sobre et vertueux, en prise avec l’urgence social-écologique ». Pourtant, il n’est pas du tout économique, et encore moins écologique puisque l’on nous parle aujourd’hui de démolitions, qui au passage semble concerner certaines structures en bois du XVIIe siècle. Sans parler de la construction de la tour en plein quartier historique, avec des dalles béton...
C’est un projet digne des années 70 qui se veut radicalement contemporain, pour se mettre à l’heure de l’uniformisation numérique du XXIe siècle, et finalement ressembler à tous les autres musées d’aujourd’hui, par choix idéologique du moderne contre l’ancien, alors que le Muséum de Rouen possède un charme unique et une authenticité irremplaçable. Il s’agit ni plus ni moins d’un massacre patrimonial et culturel inadmissible.
Pourtant, un autre projet est possible, tel que l’avait envisagé l’ancienne direction du Muséum. Le coût de la restauration du Muséum du XIXe siècle en le préservant tel qu’il est, avec l’intégration des bâtiments de Médecine et de Pharmacie avec son amphithéâtre (3400 m² en tout), la pose d’une verrière sur le cloître, pourquoi pas de style Art nouveau plus adapté au cadre architectural, sont évalués selon nos estimations entre 15 et 20 millions d’euros « seulement », hors collections.
Il s’agirait de restaurer le Muséum en respectant l’esprit des lieux, et en conservant sa muséographie, avec ses vitrines, et surtout son ambiance du XIXe siècle. L’intégration au projet des bâtiments de Médecine et de Pharmacie offrirait de nouveaux espaces pour la muséographie contemporaine tout en conservant l’amphithéâtre pour des conférences. De même, l’espace vide existant entre l’hôtel Beauvoisine et le cloître pourrait servir à compléter par une construction neuve le Muséum, mais sans le remplacer.
Il est donc possible de conserver ce Muséum tout en apportant une scénographie contemporaine dans de nouveaux espaces, et sans gaspiller l’argent du contribuable de façon outrancière.
Mais pour cela, il faudrait que les élus prennent conscience de la valeur inestimable de ce Muséum et de cet ensemble de bâtiments qui font partie de l’histoire de la ville de Rouen depuis deux cents ans, et qui appartiennent désormais à l’identité culturelle et patrimoniale des Normands.
Frédéric Epaud
Membre de la Commission Régionale de l’Architecture et du Patrimoine de Normandie
Directeur de recherche au CNRS
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