Un projet de décharge au pays de Madame de Pompadour

Christophe Guillouet, membre de la Société des Amis du Musée de Dreux et du collectif « Non à la décharge de Saulnières 28 », nous raconte leur combat contre un projet de décharge menaçant un site patrimonial remarquable à Crécy-Couvé, près de Dreux.

C'était un beau samedi après-midi, pendant le weekend des Journées du Patrimoine. Nous étions allés rendre visite pour la première fois à une amie au moulin de la Bellassière, situé à quelques kilomètres de Dreux, ville dans laquelle nous venions de nous installer. Nous avions découvert ce jour-là un de ces jolis recoins qu'offre la vallée de la Blaise à quelques kilomètres à peine du centre-ville. Marie-Mercédès nous avait fait partager avec passion et gourmandise les charmes de son « jardin des six sens » et nous avions découvert un lieu étonnant, ce moulin atypique dont les origines remontent au XIe siècle, au cœur d'un site charmant où histoire, nature et patrimoine se conjuguent merveilleusement pour le plus grand bonheur des randonneurs, amateurs de vieilles pierres, petits et grands. Nous nous étions dits que c'est un site que l'agglomération devait chérir, protéger et mettre en valeur pour changer son image, injustement négative à notre goût, et stimuler son attractivité.

Malheureusement, ce qui devrait être et aurait dû demeurer un sanctuaire est aujourd'hui menacé. C'est avec incrédulité d'abord, avec consternation ensuite, que nous avons appris il y a quelques mois la présentation d'un projet de décharge dans une ancienne carrière en plein cœur de la vallée, à quelques mètres à peine des habitations, de plusieurs monuments historiques, de la faune et la flore relativement préservées depuis plusieurs décennies. Imaginez un peu : 14 hectares de poussières et de déchets, 23 ans d'allées et venues incessantes de camions déversant leurs gravats et, peut-être pire encore, un risque important de pollution de l'eau courante pour l'ensemble du pays drouais. Autant dire que ce lieu idyllique pourrait bientôt devenir un véritable cauchemar.

Mais avant d’en arriver là et de vous raconter notre combat et la manière dont vous pouvez nous aider, je voudrais vous donner les deux principales raisons pour lesquelles Crécy est pour nous un lieu si unique et si vital à préserver pour l’agglomération de Dreux.

Un témoignage singulier de l'histoire locale et nationale

Crécy, c'est tout d'abord un lieu où se conjuguent merveilleusement nature et histoire, cette dernière ayant depuis des siècles façonné le paysage et apprivoisé cette nature. Cette histoire, en tout cas ce qu'on en connaît, remonte au XIe siècle, où un château est mentionné sur les bords de la Blaise. Celui-ci est détruit par les anglais, puis reconstruit et certains éléments en sont encore visibles aujourd'hui. C'est surtout au XVIIIe siècle que le site connaît un développement spectaculaire. Dans les années 1730, le marquis de Crécy, Louis-Alexandre Verjus, fils d'un important conseiller d'Etat et diplomate du règne de Louis XIV, entreprend des travaux extrêmement ambitieux : démolition du « château vieux », creusement d'un canal sur plus de trois kilomètres, terrassements, achats de terrains... le tout en vue d'y faire construire un nouveau château et d'y aménager un domaine.

Il est finalement contraint de revendre le tout à Louis XV en 1746 qui l'offre à sa favorite, la célèbre marquise de Pompadour (1721-1764). Celle-ci va marquer profondément les lieux de son empreinte. Elle y fait faire d'importants agrandissements et de nouveaux aménagements. Louis XV y séjourne 23 fois entre 1746 et 1755.


Vue du château de Crécy au XVIIIe siècle


François Boucher (1703-1770). Portrait de la marquise de Pompadour. Huile sur toile (1756). Munich, Alte Pinakothek. (CC BY-SA)

Parmi les travaux les plus notables, on compte par exemple au sud l'ajout d'une façade factice au moulin afin de mettre en valeur la perspective. Le lieu sert, dans ces années Pompadour, de buanderie et, en hiver, d'orangerie. Autre réalisation majeure : une étonnante machine hydraulique conçue par Antoine Deparcieux (1703-1786) en 1751. Celle-ci permet alors l'élévation de 50 mètres des eaux de la Blaise afin d'alimenter le château, les jardins ainsi qu'une partie du village.


Moulin de la Bellassière (inscrit au titre des MH)


Site de l’ancienne machine hydraulique de Crécy (inscrit au titre des MH)

Cet âge d'or du domaine de Crécy prend fin en 1755, les visites du roi se raréfiant et les moyens qu'il dispense pour son entretien diminuant fortement. Le domaine est revendu en 1757 au duc de Penthièvre puis en 1775 au prince de Montmorency. A la révolution, le château est saisi puis revendu à un négociant et spéculateur américain, Daniel Parker, qui le démonte et en revend plus ou moins séparément les éléments. Des planchers, boiseries ou cheminées encore visibles aujourd'hui dans des maisons anciennes de Dreux proviennent de Crécy.

La mise en valeur d’un atout majeur pour la région drouaise

Mais Crécy c’est aussi un lieu bien vivant, où le présent dialogue encore avec le passé, ainsi qu’un potentiel de développement important pour le futur. En effet, si le château et ses dépendances ont aujourd'hui presque complètement disparus, il en subsiste encore des objets ou œuvres d'art qui en évoquent la splendeur passée. Le musée de Dreux, à quelques kilomètres de là, conserve deux copies en biscuit issues de la manufacture de Vincennes d'une batteuse de beurre par Christophe-Gabriel Allegrain et d'une laitière par Etienne Maurice Falconet. Les originaux, fruits d'une commande de Madame de Pompadour, ornaient sa laiterie en compagnie d'œuvres de Faste et Coustou. On peut aussi observer depuis 2018 au musée de Sceaux de superbes cartons de tapisserie peints par François Boucher et destinés à garnir une série de sièges pour Crécy. Madame de Pompadour les avait commandés à la manufacture des Gobelins.


Batteuse de beurre d’après Christophe-Gabriel Allegrain (1710-1795). Biscuit. Musée d’art et histoire de Dreux


François Boucher (1703-1770) et atelier. Scènes pastorales dans des encadrements rocaille. Cartons destinés aux dossiers de sièges commandés par Madame de Pompadour pour l’ameublement du château de Crécy en 1751. Musée du Domaine départemental de Sceaux (acquis en 2018)

Quant à l'ensemble du domaine, il en subsiste aujourd'hui des traces importantes avec pas moins de huit monuments inscrits au titre de monuments historiques en 1992 et 1993 : le bailliage de justice, l'église Saint-Eloi-Saint-Jean-Baptiste (dont une partie était classée dès 1908), la glacière, l'hôpital Saint-Jean, la machine hydraulique, le moulin de la Bellassière, le pont de la Bellassière et la propriété dite « la Terrasse ». Cette volonté des pouvoirs publics de protéger l'ensemble d'un site d'intérêt historique et patrimonial est confirmée par la création d'une zone protégée (ZPPAUP) en 1999, devenue un Site Patrimonial Remarquable (SPR) en 2017.

Plus récemment encore, certains monuments ont fait l'objet de travaux de rénovation et d'initiatives visant à les ouvrir au plus grand nombre, comme par exemple au moulin de la Bellassière. Les propriétaires y ont fondé en 2003 l'association CORDD, Centre d'Observation et de Réflexion pour le Développement Durable, cherchant à favoriser l'accès à la culture, notamment pour les enfants et les personnes handicapées. Quant à l'église, en état de péril, elle fait actuellement l'objet d'une rénovation avec la mission Stéphane Bern qui l'a retenue avec 120 autres monuments pour l'édition 2019 du Loto du patrimoine. Enfin, l’Agglomération du Pays de Dreux après avoir acquis en 2008 le site de l’ancienne fonderie de Saulnières, village voisin de Crécy-Couvé, a entrepris en 2014 des travaux de décontamination du sol avec le soutien de l’ADEME. Le tout s’est accompagné d’une mise en valeur du patrimoine industriel et paysager et la création d’un jardin public.


Animation au « jardin des six sens » du moulin de la Bellassière par l’association CORDD


Eglise Saint-Eloi-Saint-Jean-Baptiste (inscrite au titre des MH) (CC BY-SA)

Ces investissements pourraient être poursuivis afin de mettre encore davantage en valeur ce coin de la vallée de la Blaise, et pas seulement sur le plan purement patrimonial. Le lieu présente aussi en effet un intérêt écologique certain. Alors qu'à quelques kilomètres de là, c'est plutôt le triomphe de la « France moche », celle des entrées de ville mornes, du béton et de l'uniformité, on a là ce qui pourrait devenir un poumon, une respiration au cœur de l’agglomération, avec des espèces protégées qui s'y nourrissent et s'y reproduisent, mais aussi deux sentiers de randonnée qui ne demandent qu'à être mis en valeur.


Pont de la Bellassière (inscrit au titre des MH) (CC BY-SA)


Vue sur la Blaise près du moulin de la Bellassière

La menace

C'est hélas un projet de tout autre nature qui a été présenté par un propriétaire et a fait l'objet d'une consultation publique qui s'est achevée le 12 octobre dernier. Ce dernier souhaite en effet transformer son terrain en une décharge de stockage de matériaux de construction, dits inertes. Ce qu'il promet pour l'ensemble des riverains, voire au-delà, est un véritable cauchemar.

Les menaces sont de deux ordres. Tout d’abord, sur le plan esthétique : avec une surface de 14 hectares, l'impact visuel sera très important sur les paysages et impliquera plusieurs covisibilités avec les édifices inscrits. Il faut d'ailleurs noter que le dossier présenté omet la présence de deux de ces monuments à moins de 500 mètres du site, qui empiète donc sur une zone protégée.

D’autre part, le dossier minimise délibérément les nuisances occasionnées : pendant 23 ans, du lundi au vendredi, des camions viendront via une étroite route de campagne déverser les déchets, avec un tri très relatif, et ce à raison d’environ 100 tonnes par jour. Poussières potentiellement toxiques, bruits de camions et de chutes de gravats seront désormais le quotidien des promeneurs et des riverains, dont certaines de leurs maisons sont à une cinquantaine de mètres, et bien sûr de la faune et de la flore, dont on imagine mal que tout cela soit sans effet sur elles.


Vue depuis approximativement la limite du terrain délimitant le projet de décharge. On aperçoit à moins de 500 mètres le moulin de la Bellassière.

Autant donc dire que ce projet, expression d'un intérêt particulier, va totalement à contre-courant de tous les efforts accomplis depuis plusieurs années pour développer les atouts de cette vallée et servir l'intérêt général. Mais il y a autre chose, de plus insidieux et peut-être de plus dangereux encore, une menace qui dépasse largement le périmètre des communes de l'ancien domaine de Crécy. En effet, ce terrain est une ancienne carrière à silex, fermée en 1999 sur décision préfectorale, dont le sol est décapé et où la nappe phréatique affleure. Les déchets seront donc en contact immédiat avec une des principales sources en eau courante de l’ensemble de l'agglomération. Dit autrement, une pollution potentielle majeure menace la qualité de l'eau du robinet de tout le pays drouais !

Notre combat

Associations et riverains ont décidé de passer à l'action et de créer le collectif « Non à la décharge de Saulnières 28 ». Il a pour but de défendre la qualité de la vie dans les villages de la vallée de la Blaise face à ce projet. Concrètement, il s’agit d'informer et sensibiliser la population via les réseaux sociaux ou la distribution de tracts, de constituer une force d'opposition politique par le lancement d'une pétition, l'envoi de courriers ou l'interpellation des élus.

Certains lecteurs seront sans doute sceptiques sur nos chances de succès, mais nous ne sommes pas du genre à capituler en rase campagne. Et qu’ils se détrompent : certains de ces combats a priori perdus d'avance ont parfois produit des miracles, y compris lorsque le rapport de force pouvait paraître plus défavorable encore. Récemment, la Préfète d’Eure-et-Loir a rejeté un projet d'implantation d'éoliennes menaçant de défigurer un site rendu mondialement célèbre par Marcel Proust, autour d'Illiers-Combray, et a retenu dans son arrêté la notion de « paysage littéraire ». Rien n'est définitif, la société présentant le projet pouvant encore faire appel, mais nul doute que la mobilisation citoyenne et l'appui de certains élus ont contribué à cette victoire, fût-elle provisoire.

Notre collectif vient d’ailleurs de remporter une première bataille avec la transformation de la consultation publique initiale en enquête publique, afin d’évaluer plus précisément l’impact des nuisances. Toutefois le combat continue : après avoir alerté riverains et pouvoirs publics, il va nous falloir maintenant démontrer l’aberration d’un tel projet pour l’intérêt commun.

« Marche propre » et mobilisation du collectif contre le projet le 4 octobre 2020

Vous pouvez nous aider et très simplement, par exemple en signant notre pétition et en vous abonnant à notre page Facebook ce qui nous donnera davantage de poids et vous permettra de rester informé de l'évolution du dossier. Si vous êtes dans la région de Dreux, nous vous invitons à également interpeller directement vos élus.

Je suis pour ma part profondément convaincu que les enjeux vont bien au-delà du pays drouais. La multiplication de ces contestations locales peut faire infuser la question du petit patrimoine de proximité dans le débat public national et permettre de contester l'idéologie dominante selon laquelle il serait un obstacle au développement économique. Je considère, au contraire, qu’il est un atout dans un monde devenu si incertain où on parle de plus en plus de télétravail et de recherche d’espace. Le temps et l'argent que l'on mobilise pour sa mise en valeur devraient être vus, non comme des charges, mais comme des investissements de long terme.

Alors rejoignez-nous et saisissez-vous de la défense de votre cadre de vie. Et ne croyez pas que cette bataille pour Crécy n'est pas la vôtre : nous n'aurions certainement jamais imaginé nous lancer dans un tel combat il y a seulement quelques mois. Notre quartier, nos lieux de promenade préférés, notre centre-ville ancien n'ont rien d'immuable et nous avons tous un rôle à jouer dans leur préservation et leur développement. Comme le dit Stéphane Bern, « le patrimoine c’est notre pétrole ».

La pétition est
ICI.
La page FB du collectif.

Le collectif « Non à la décharge de Saulnières 28 » :
  • Centre d'Observation et de Réflexion pour le Développement Durable (CORDD)
  • Urgences Patrimoine
  • Association de sauvegarde du cadre de vie et de l'environnement de Garnay (ASCVEG)
  • Vivre dans le pays drouais demain et après-demain (VPDDA)
  • François Fillon
  • Crécy d’Hier et d’Aujourd’hui
  • Le Ressourc' Eure
  • Vivre en vallée d'Avre et respecter l'environnement (VIVAVRE)
  • Le journal FAKIR
  • Christophe Guillouet
  • Vallée Royale de l'Eure
  • Fédération Environnement Eure-et-Loir (FEEL) : FNAUT CVL – Saint Prest Environnement – Blaise Vallée Durable - La Presle – Jouons collectif A154 – AVERN - Confédération paysanne 28
  • Citoyens pour le climat 28
  • Centre équestre La Houssine

L’auteur tient à remercier Marie-Mercédès Ghenassia, présidente de la Société des Amis du Musée de Dreux et membre du collectif, pour son aide dans la rédaction de ce texte.


Crédits photographiques : Christophe Guillouet